— Il va falloir répondre à nos questions, mon grand, lui dis-je. L’heure H de la vérité V a sonné ; si tu ne l’as pas entendu, c’est que tu as de la cire à cacheter dans les étagères à mégots.
Il bredouille :
— Madame est à la cave…
— On va voir… Tu le tiens à l’œil, Béru ?
— Tu parles, fait le Gros en flanquant une torgnole à Ferdinand, en guise d’échantillon.
Accompagné du gentil seigneur Pinuchet, je gagne le sous-sol. La cave n’est pas grande, mais elle est bien remplie. Je découvre deux fauteuils près d’un tas de charbon, et dans ces fauteuils deux femmes sont ligotées et bâillonnées. L’une a des cheveux blancs et un air terrorisé, je la suppose être Mme Piedchaud ; l’autre c’est la veuve Godemiche.
J’en suis baba. Moi qui la prenais pour une « personne en gratin » (comme dit Béru) de l’organisation, je ne puis admettre qu’elle soit une victime. C’est un rôle dans lequel je ne l’imaginais guère.
Nous délions les prisonnières, Mme Piedchaud se met dare-dare à vociférer :
— La police ! Vite, la police ! Je porte plainte ! C’est t’honteux !
Je lui montre ma carte.
— Rassurez-vous, chère madame, la police, c’est nous…
— Ah ! bon, monsieur le détective, il faut que je vous dise. Le fiancé de ma fille est arrivé cette nuit de la part d’Annette. Je l’ai bien reçu. Il m’a dit qu’il était avec sa patronne, et que Mme Godemiche était à l’hôtel voisin…
Elle s’étouffe en parlant. Je préfère interviewer la belle rousse. Celle-ci a été molestée et porte des ecchymoses sur le visage. Cela n’altère pas sa beauté épanouie. Je me dis en aparté (je parle couramment cette langue) que je lui ferais volontiers le coup du papillon soudanais (modèle breveté, quinze ans d’expérience, médaille d’or aux jeux olympiens d’Athènes). Mais ça n’est pas le moment. Je leur fais boire à toutes les deux un verre de rhum et j’obtiens de la rouquine flamboyante le compte rendu suivant :
— Hier, lors de votre visite, j’étais très courroucée en constatant que vous me soupçonniez. Mon valet de chambre devait écouter notre conversation derrière la porte. Il a compris que vos questions allaient me mettre la puce à l’oreille au sujet de ses activités et il a inventé ce coup de téléphone…
« Si vous vous souvenez, il vous a assommé… »
— Je m’en souviens parfaitement, certifié-je en me massant l’occiput.
— Aussitôt après, il m’a menacée d’un revolver et m’a ordonné de le suivre. Il a ajouté qu’il faisait partie, ainsi qu’Annette, d’une bande organisée, et que si je ne lui obéissais pas, il m’arriverait malheur. J’ai obéi, moins à cause de moi qu’à cause de ma famille, imaginez le scandale si on apprend… J’espère que vous serez gentleman, commissaire, et que…
C’est bien les souris ! Elle vient de vivre une aventure terrifiante, elle a pris des gnons, elle a moisi dans une cave et, à peine délivrée, elle s’occupe de son standinge. Ah ! je vous jure… C’est à se cogner le dargif sur un morceau de glace jusqu’à ce que ça produise de l’électricité !
— Comptez sur moi, chère madame.
— Merci. On comprend tout de suite que vous n’êtes pas un policier comme les autres…
— Ensuite ?
— Il m’a forcée à conduire l’auto. Nous sommes allés du côté de la gare d’Austerlitz…
— Rue des Frères-Zonêtes ?
— Oui. Mon Dieu, ce que vous êtes bien informé !
— Et alors ?
— Là, il y avait un affreux homme qui m’a ligotée. Et figurez-vous que cette petite peste d’Annette est survenue peu après… Ils m’ont enfermée dans une vilaine cuisine, j’étais couchée à même le carreau ! Les brutes !
« Du temps a passé. J’ai entendu des cris de femme. J’ai cru que c’était Annette qu’ils molestaient, mais non. Il s’agissait d’une autre personne, car, pendant cette séance ma bonne est venue me voir un instant…
« Puis du temps a passé. J’ai perdu la notion de l’heure. Dans la nuit, Ferdinand et l’autre homme m’ont transportée dans une auto et mon ex-valet de chambre m’a amenée dans cette maison.
« Quand cette dame… »
Elle montre la mère Piedchaud qui chiale dans un coin.
— Quand cette dame a vu que j’étais victime d’un kidnapping, elle a poussé des cris. Ferdinand l’a alors frappée jusqu’à ce qu’elle s’évanouisse, la malheureuse. Et nous avons été enfermées à la cave…
« Voilà, monsieur le commissaire, tout ce que je sais.
« Quand je pense que j’ai pris à mon service deux voyous… j’en suis malade. Je comprends pourquoi ils ont voulu rentrer du Midi avant moi. Ces bandits utilisaient ma maison pour leurs louches combines. Si mon père apprend ça, le cher homme en fera une maladie. Sa fille ayant pour domestique d’affreux gangsters ! »
Je vais dans le vestibule où m’attendent Béru et Ferdinand.
— Descends ce monsieur à la cave, dis-je au Gros. Ça va être son tour de villégiaturer dans le charbon.
Nous descendons tous à la cave, moi, Ferdinand, le Gros et ses onze huîtres.
CHAPITRE XVIII
J’en apprends de moins en moins belles
Voilà-t-il pas que M. Ferdinand, ex-videur de pot de chambre de la belle veuve Godemiche, se met à faire des manières ? Voilà-t-il pas que môssieur minaude, renaude et prétend jouer les carpes du Roi-Soleil ! Après tout ce qui s’est passé, il a tort, le frelot !
Béru me consulte d’un noir regard.
Alors le gars San-A. se lance dans le sérieux.
J’ouvre la porte supérieure de la chaudière du chauffage central. Je ceinture mon larbin et je fais signe à Bérurier le preux de lui choper les flûtes. Voilà M. « Madame est servie » à l’horizontale.
— Ecoute, julot, lui dis-je. Ou tu te mets à table, ou je te fais bronzer le cuir dans cette chaudière.
— Vous n’allez pas faire ça, qu’il soupire, le copain.
En guise de réponse, j’approche sa frime du foyer. Il sent la chaleur s’intensifier et ses crins se mettent à roussir.
— Voyons, Ferdinand, lui susurré-je, il y a des moments où il faut comprendre de quel côté se trouve son intérêt. Amicalement, je peux te dire qu’il n’est pas à l’intérieur de cette Idéal-Classique…
— Assez causé ! bougonne le Gros en poussant de son côté.
La lueur du feu empourpre son beau visage à Béru. Ses huîtres restituent l’eau de mer qu’elles contiennent et un filet de flotte dégouline de ses poches.
— Toujours pas décidé ? demandé-je au larbin. O.K., tu l’auras voulu.
Il pousse alors un grand cri qui nous déchire le tympan dans le sens de la largeur :
— Arrêtez !
On le colle dans l’un des fauteuils, Béru s’empare d’un tisonnier qu’il plonge dans les braises rougeoyantes. L’autre regarde, hébété. Cette fois, il pige qu’il se trouve devant des gens qui prennent la vie très au sérieux. Il est désenchanté. C’est scié. Il n’a plus qu’à s’affaler. L’espoir, ça sera pour après…
Alors, en termes hachés, il nous raconte l’histoire. Et nous l’écoutons religieusement.
Il a toujours mené une existence de traîne-galoche, Ferdinand. C’est un de ces êtres bons à nibe qui se figurent que le fric est fait pour être piqué dans les poches des autres.
Après bien des périphéries (comme dit Béru), il a fait la connaissance de l’équipe Embroktaviok-Félareluir.
Ces messieurs arrivaient d’Allemagne où ça sentait le brûlé pour leurs pommes. Ils organisaient un petit groupe spécialisé dans le négoce des documents et ils avaient racheté ce restaurant ruski pour avoir une façade.