Pinaud dort toujours du sommeil de l’innocence. Il fait mieux que dormir, il ronfle. Je quitte la pièce sans le réveiller. A quoi bon troubler cette paix souveraine ? Le dabuche voudrait me retenir ici à tout prix, car il est respectueux des prescriptions médicales. C’est le genre de zig, Pinaud, qui croit farouchement aux étiquettes des flacons pharmaceutiques. Pour lui, le texte d’une ordonnance est plus rigoureux que le Code pénal.
Les couloirs de l’hosto s’offrent à mes pas chancelants.
Je mobilise tout ce qui subsiste de volonté en moi pour gagner la sortie.
O merveille ! A deux pas de celle-ci, j’avise un bistrot. Pour moi, c’est l’annexe rêvée.
Je m’y catapulte et m’abats sur une banquette de moleskine. Trois ambulanciers (du Bengale) sont en train d’écluser du muscadet en se racontant des prouesses amoureuses. Le patron de la casba, un gros avec une tête hilare, les écoute en salivant. Néanmoins, malgré le visible plaisir que lui procurent ces chansons de geste, il prend ma commande.
— Un double whisky, dis-je.
Je ferme les yeux et palpe mon aubergine. Ça continue de valser sous ma coiffe. L’effort que je viens de produire m’a rendu flageolant.
Les manipulateurs de viande meurtrie ont des rires qui explosent en moi comme des petites cartouches de dynamite.
J’empoigne ma consommation et, d’un élan superbe, je la consomme, puisque aussi bien elle est faite pour ça. Je préfère vous rassurer illico en vous disant que le scotch me fait un bien inouï. Est-ce la proximité de l’hôpital ? Toujours est-il que je commence à voir la vie sous de meilleurs hospices, comme on dit à Beaune. Trêve de vertigo, les potes. Une frêle innocente est en grave danger et je n’aurai de cesse avant de l’avoir protégée de mon aile.
J’interromps l’un des ambulanciers à l’instant où il explique à son auditoire fervent qu’il s’est « fait » la veuve d’un bouilleur de cru la semaine précédente dans son ambulance. Et il a eu d’autant plus de mérite à cela que le défunt bouilleur se trouvait à l’arrière du véhicule. Je l’interromps, répété-je, pour demander au bistroquet de m’appeler un radio-taxi.
Il souscrit à ce désir et bientôt votre cher San-Antonio se prélasse sur la banquette d’une 404.
Je suis presque d’aplomb, nonobstant la protubérance qui protubère sur mon dôme. J’ai une fameuse envie de foncer dans le tas, les gars. Ça me démange de retrouver mes agresseurs de la nuit car, comme le disait un chef indien de ma connaissance, je leur garde un chien de ma Cheyenne !
Je m’en vais leur montrer comment on croise les pigeons voyageurs avec les perroquets pour les rendre aptes à demander leur chemin !
Vingt petites minutes plus tard, le bahut me dépose devant la grille des de Souvelle. J’avise ma voiture en stationnement et j’en ressens une certaine satisfaction.
— Soyez gentil, fais-je au chauffeur en lui cloquant un pourliche de prince russe, allez réquisitionner un garagiste dans le secteur pour qu’il vienne dépanner ma voiture.
L’autre obtempère d’autant plus que nous lui sommes sympas, moi et l’effigie de Richelieu qu’il glisse dans sa vague. Tandis qu’il s’évacue, je sonne à la grille. Un instant s’écoule, puis une porte s’ouvre sur le côté de la maison et une soubrette s’avance dans l’allée principale.
Gentil minois criblé de taches de rousseur. Elle a le nez retroussé et il ne doit pas falloir insister beaucoup lorsqu’on a mon physique pour qu’elle ait ses jupes également retroussées.
Elle délourde en me votant un sourire avenant.
— Monsieur ?
— Je voudrais parler à Mlle de Souvelle, susurré-je en me présentant un peu de profil afin de lui dérober ma bosse façon rhinocéros.
Elle écarquille ses yeux de biche.
— A qui ?
Docilement, je répète :
— A Mlle de Souvelle !
— Vous vous trompez sûrement de maison, fait la gosse.
Du coup, mon raisin ne fait qu’un tour.
Je me mets à la détroncher sérieusement.
— Je ne suis donc pas chez M. de Souvelle ? demandé-je.
J’ai le battant qui fait un caprice. M’est avis, les potes, qu’on s’enfonce jusqu’aux moustaches dans le mystère.
Que ceux qui ne savent pas nager grimpent sur les banquettes ! La petite soubrette cesse de sourire ; un poil d’agacement frise dans ses yeux candides.
— Ici, c’est chez Mme Godemiche, la veuve des machines agricoles !
Je bigle autour de moi avec effarement. Le gnon que j’ai pris sur le couvercle m’aurait-il perturbé la pensarde ? Suis-je le jouet d’une hallucination ? Si ça continue commako, dans huit jours, j’aurai droit au fauteuil à roulettes, mes z’enfants ! Vous m’imaginez avec un plaid sur les guibolles et un hochet de celluloïd à la main ?
Pourtant, y a pas d’erreur : c’est bien dans cette baraque que j’ai connu l’ivresse avec la môme Monique. Je reconnais formellement le jardin, la grille, la façade de la maison… Et puis, ma voiture est bien stationnée devant la propriété… Alors ?
La bonniche commence nettement à me considérer comme un mou de la tronche. Elle a très envie de me reboucler la porte au nase et s’emmener promener.
— J’aimerais parler à votre maîtresse ! décidé-je.
Elle fronce les sourcils.
— Madame vient de rentrer de voyage et elle est fatiguée.
— C’est très important.
Je lui montre ma carte de matuche.
— Police !
Comme toujours, le mot produit son petit effet. La soubrette rengaine ses objections et me guide jusqu’à la demeure.
Je retrouve le salon Louis XVI qui abrita mes prouesses casanoviennes.
— Je vais prévenir Madame, fait miss Plumeau.
Demeuré seul, je me livre à des réflexions biscornues. Décidément, la vie est bien étrange pour les flics émérites.
Je me trouve dans l’état d’esprit du monsieur à qui on proposerait un paquet de vermicelle en lui faisant croire que c’est la nouvelle Chrysler deux portes. Qu’est-ce que ces salades signifient au juste ? Je compte fortement sur la veuve Godemiche pour éclairer ma lanterne. Justement la voici qui entre. Oh ! pardon, vous parlez d’une apparition ! D’ordinaire, une veuve, on se l’imagine dans les âges mûrs, habillée de noir avec les joues blêmes et le bord des yeux rouges, s’pas ? Eh ben ! dans le cas présent, c’est pas du même ! La dame qui se présente n’a pas dépassé la trentaine, ou si elle l’a dépassée elle a oublié de mettre le clignotant. De taille moyenne, mais faite au moule, elle possède des avant-postes bien défendus et un fourgon de queue à double carburateur. Elle est rousse, genre incendie de forêt, avec un regard couleur d’eau stagnante, et quand elle parle, on dirait qu’elle joue de la harpe.
— Monsieur, c’est à quel sujet ?
Elle louche sur mon aubergine avec le maximum de discrétion et s’efforce de prendre l’air poli d’une parfaite maîtresse de maison.
— Madame, fais-je, après une courbette Louis XIV, vous êtes la propriétaire de cette maison ?
— Oui, monsieur, dit la bath rouquine, surprise sur le pourtour.
Elle ajoute, afin de dissiper toute équivoque :
— La propriétaire unique et légitime depuis le décès de mon mari survenu l’an passé lors d’une course automobile…
C’est un trait de lumière pour bibi. Godemiche ! Comment se fait-il que le nom ne m’ait rien dit ! Un enragé du volant qui ne ratait jamais un rallye. Mais qui a raté un virage à Monza.
— Avez-vous des parents ou des amis du nom de de Souvelle ? m’enquiers-je.