— Au premier, m’assure cette noble commerçante dont toute la personne répand une inoubliable odeur de gorgon-zola.
Je me cogne une volée de marches, ce qui est préférable à une volée de bois vert, et j’atterris devant une lourde porte ripolinée.
Tirer le pied-de-biche est dans mes possibilités physiques. J’attends trois secondes et le rideau se lève.
Un petit garçon est là, le visage superbement barbouillé de confiture.
Il me considère avec circonspection et m’affirme que son papa n’est pas là. Sa maman fait le ménage quelque part et lui sort de l’école. Comme il est seulâbre à la cabane, il en profite pour ramoner les pots de groseille de sa vieille ; c’est de bonne tradition. Vaut mieux ça que de jouer avec des allumettes ou avec les valseuses du coiffeur d’en face !
— Et où peut-on le trouver, ton papa ?
Le petit mecton hausse les épaules comme un grand.
— A la gare, m’affirme-t-il, le train de Paris, il ne le manque pas… Et il arrive à quatre heures et demie.
Voilà qui est pensé en pape. Je lui aligne une effigie d’Albert Ier estimée vingt ronds par le Trésor belge et je me barre.
Cette fois, les gars, y a pas d’erreur (et même s’il y en avait, ce serait normal, l’erreur étant une chose humaine, tous les Larousse vous le diront, en rose et en latin), je suis chauffé.
Je commence à prendre le rythme de l’enquête. Car il y a un rythme et un équilibre en tout. Lorsqu’on l’a trouvé, on a toutes les chances de gagner le concours du Figaro ou de se faire élire conseiller général.
Je commence à avoir la pensarde bien huilée et ça tourne rond. Comme les huit cylindres, j’ai toujours un piston en prise… Au poil, les enfants… L’instant approche où je vais faire mon petit Popeye ; commencez à faire cuire des œufs durs, ça agrémentera mes épinards… Et surtout ne venez pas vous foutre de mon optimisme ou, pour me venger, je vous abonne à la Revue des Deux Mondes… Ah ! mais…
Si je vous dis que je suis en forme, c’est que je le suis.
La preuve que tout carbure harmonieusement, c’est qu’au moment où je parviens sur l’esplanade de la gare, le premier chauffeur à qui je demande des nouvelles de Popinge me dit que c’est lui.
Ça veut dire quelque chose, ça, non ? Oh ! je vois, vous faites les esprits forts ; vous êtes de la race des gnaces qui rigolent d’être treize à table mais qui, en rentrant chez eux, se dépêchent de compulser leur Clé des Songes pour vérifier si c’est le plus vieux qui doit caner.
Si vous croyez me berlurer avec vos petits airs supérieurs, vous vous carrez le finger in the eye.
Le Popinge en question est gros avec des yeux bons. Il a une cinquantaine d’années en bandoulière et une médaille de saint Christophe à son tableau de bord, vous ne pouvez pas vous gourer.
Il est surpris que je cherche après cézigue. Dans son regard on lit une confiance éperdue en la destinée de l’homme.
— Oui, c’est moi, allez ! tonitrue-t-il (ça s’écrie comme ça se prononce).
Je lui montre ma carte. En v’là une qui commence à être usée depuis le temps que la défouille.
Chose curieuse, il est plus surpris par ma qualité de Français que par ma qualité de flic.
— Tiens, vous êtes français, dit-il.
— Ça vous surprend ?
— Un peu…
— Pourquoi ?
— Ben : vous n’êtes pas décoré.
Tant d’esprit me plonge dans un bain de délices d’où je me hâte de ressortir avant qu’il ne refroidisse.
— J’ai besoin de vous, dis-je, avec une gravité excessive.
— C’est vrai ?
— Oui… Tout à l’heure vous avez conduit à l’hôtel des Tropiques un type vêtu d’un imperméable et d’un drapeau rond.
— C’est vrai.
— Il est ressorti de l’hôtel avec des bagages…
— C’est toujours vrai.
Je vais vous dire : ce chauffeur, franchement, c’est le brave homme descendu sur la terre derrière une moustache de phoque, mais je ne crois pas qu’il invente le remède contre le cancer, ni même une recette pour accommoder les paupières de puces à la sauce tomate. Il est né pour s’arrêter aux feux rouges et on ne peut rien contre une destinée aussi positive.
— Vous allez me mener à l’endroit où vous avez conduit cet homme lorsqu’il est sorti de l’hôtel.
Je m’attends à tout sauf à ça… Le chauffeur se tape sur le baquet comme si Roger Nicolas venait de lui raconter sa dernière histoire.
Je me dis que pour déclencher une telle hilarité j’ai dû mettre mon futal à l’envers ou bien me passer le visage au noir de fumée, mais non. Une vérification hâtive m’apprend que, sans être l’arbitre des élégances, ni même celui du match France-Espagne, mon accoutrement est conforme à ce que les gens mornes appellent « la normale ».
— Pourquoi vous vous marrez de cette façon ? je m’informe, avec un poil de mécontentement dans la voix, ce qui, pourtant ne me fait pas zozoter. Vous êtes là à vous ouvrir…
Il revient à la gravité inhérente à ses fonctions.
— Elle est bien bonne, dit-il pourtant.
— Ah oui ?.
— Oui, allez ! Le type que vous me causez, je l’ai conduit…
— Où ?
— Ici.
— Ici ?
— Oui, à la gare.
Comme il a lu dans sa jeunesse des bouquins de Clément Vautel, il ne manque pas d’astuce. C’est pourquoi il ajoute :
— La gare, c’est un endroit où vont souvent les gens qu’ont des valises…
Je ne lui réponds pas que sa terrine est une surface sur laquelle pourrait bien atterrir mon poing s’il continue à se payer ma tronche. Inutile, n’est-ce pas, d’envenimer les relations.
Je médite.
— Il y avait un train en partance au moment où vous l’avez amené ?
Il hésite.
— Attendez, c’était deux heures environ ? Heu… tiens, non !
C’est bien ce que je pensais… Le gars, en prenant un taxi, savait qu’il risquait d’être repéré. Il s’est fait conduire à la gare pour donner le change, mais il n’a pas quitté la ville.
— Bon, merci.
Je pénètre dans l’édifice. Des porteurs se préparent à gagner les quais où des trains vont bientôt se ranger. Je m’approche de l’un d’eux.
— Dites-moi, mon brave…
— Monsieur ?
— Vous étiez là, sur le coup de deux heures ?
— Non, pourquoi ?
— Je voudrais savoir si l’on a vu un ami à moi à ce moment-là : un grand, costaud, avec un imperméable et un chapeau rond ?
— Il avait une moustache ?
— C’est ça…
— Je vois… J’étais à la brasserie avec des amis, à côté. On buvait une bière. Entre les trains, n’est-ce pas ?
Encore un type qui a besoin de se raconter. C’est ça, le vrai péché originel. Les hommes, faut toujours qu’ils construisent un roman avec leur aimable existence. Ils ont la certitude qu’elle est passionnante. Ils ne comprennent pas qu’ils font tartir tout le monde et que ceux qui les écoutent se préparent tout simplement à raconter la leur.
L’histoire d’un homme, vous parlez d’une chanson de gestes ! Une femme, un chef, un percepteur auxquels on se soumet ! Des gosses qu’on gifle ! Une vérole qu’on soigne ! Des larmes qu’on essuie et puis, pour que tout ça fasse vraiment un roman, des verres de vin, de bière ou de gnole.
Je le laisse se vider. D’accord il est porteur, et du temps qu’il est, il trimbale sa médiocrité. Il me dit les copains, les trains, sa bière, son œil exercé…
Il me dit aussi qu’il a vu mon zèbre descendre du taxi, entrer dans la gare et en ressortir un peu plus tard… Il avait toujours ses valoches en pogne. Une bagnole l’attendait au coin de la rue : une grosse amerlock verdâtre. C’est tout. Mais ça en dit long…