Doit-on conclure que Van Boren était en cheville avec le jeune gandin qui distrayait sa bergère ? Les belles familles.
En ce cas, Ribens pourrait bien avoir mis fin à l’activité du cocu… Mais c’est pas le moment de poser des probloques car je n’ai pas le temps de les résoudre.
— Vous avez perdu quelque chose ? je demande d’un ton cordial à l’arrivant.
Exactement comme lorsque vous vous asseyez sur un câble à haute tension ! Il a un sursaut et se retourne. Le gars de l’hôtel avait raison : il a un regard étrange, ce type. Figurez-vous que ses carreaux sont sombres au centre et auréolés d’un cerne bleuâtre. Il a le regard bicolore, ce qui incommode lorsqu’on le fixe. Sa bouche mince est en effet surmontée d’une moustache blonde.
Il voit tout de suite mon pétard, puis son étrange regard se pose sur moi.
— Qui êtes-vous ? demande-t-il d’une voix tranchante, un peu gutturale.
— Voilà précisément la question que je me proposais de vous poser, mon cher monsieur…
Un mince sourire ne parvient pas à égayer cette face vaguement cruelle.
— Je suis un ami de Ribens, dit-il.
— Sans blague ?
— La preuve, voici ses clés.
— Et vous venez chercher quoi ? je demande.
— Mettons que ça me regarde.
Je pâlis sans doute et mon nez se pince, je le sens. Je n’aime pas les gars qui font les avantageux lorsque je tiens une seringue braquée contre eux.
Je lui fais part de mon ressentiment.
— Quand on tient un pétard comme celui-ci, on a droit à d’autres réponses, lui fais-je.
— Vous croyez ?
— J’en suis éperdument certain.
— Et qui vous autorise à poser des questions ?
— Le même instrument qui me permet d’espérer des réponses.
Je lève un peu plus le feu.
— Vous voyez, dis-je, il est noir, c’est signe de deuil. A votre place, je répondrais gentiment.
— Vous n’êtes pas à ma place !
— Heureusement, car je ne me sentirais pas très confiant en l’avenir…
— Vous êtes pessimiste de nature ?
— Non, mais je me connais : alors, me connaissant, je sais quel devrait être l’état d’âme des gens auxquels je m’intéresse. N’est-ce pas ?
— N’est-ce pas ! réplique-t-il sur un ton d’évidence.
— Vous étiez aussi un ami de Van Boren ? je questionne.
Il se rembrunit très légèrement et le cercle clair de son œil s’élargit.
— Je ne sais pas de qui vous parlez…
— Vous faites de l’amnésie ?
— C’est-à-dire ?
Il attend, le mec. C’est un prudent. Il doit toujours regarder où il pose ses lattes avant de jacter.
— C’est-à-dire que, de même que vous vous introduisez dans l’appartement de Ribens, vous avez pénétré dans la chambre de Van Boren et avez embarqué ses bagages. Votre ami Jef avait à ce point le culte de l’amitié qu’il a réussi à passer un coup de fil à l’hôtel pour annoncer votre venue. Et pourtant, pourtant, cher monsieur, il était mort comme un ragoût de mouton à ce moment-là…
Je commence à cheminer dans son intellect. Le gnace aux yeux bicolores se dit que j’en sais rudement long sur son compte. Ça le trouble malgré sa belle apparence. En tout cas, c’est un courageux. On voit ça sur sa figure. Il ne doit pas avoir peur des mouches et pas beaucoup non plus des machins comme celui que je brandis.
— Alors ? demande-t-il.
— Alors, fais-je, vous avez fouillé les bagages de Van Boren. Mais vous n’avez pas trouvé ce que vous cherchiez… Et moi je sais ce que vous cherchiez… Et je sais où ça se trouve.
Du coup, je l’intéresse passionnément.
— Ah oui ?
— Oui.
Un silence sucré s’établit entre nous, coupé — si peu — par la voix de Mlle Hardy qui bêle quelque part dans l’immeuble.
Il devient d’une gravité presque solennelle.
— Qui êtes-vous ? demande-t-il à nouveau.
J’essaie de l’éblouir par une tirade philosophique.
— Sait-on jamais qui on est ? Sommes-nous bien sûrs d’être ?
Après ça, venez pas me traiter de béotien ou je vous colle un taquet au bouc.
Il fait la moue.
— Je pensais que nous aurions des choses moins littéraires mais plus profitables à nous dire.
Il saute à pieds joints d’un sujet à un autre.
— Si vous savez où « ça » se trouve, que faites-vous ici ?
— Ribens n’a pas qu’un ami…
Là il s’emporte.
— Ecoutez, fait-il, je vous trouve terriblement agaçant. J’ai horreur de perdre mon temps. Tuez-moi ou laissez-moi partir… A moins que vous ne préfériez que nous parlions sérieusement.
— C’est bon : parlons… Mais je prends le volant.
— D’accord.
— Quelle était votre situation vis-à-vis de Van Boren ?
Il hausse les épaules.
— Voilà que vous recommencez à perdre votre temps.
— C’est votre avis, pas le mien !
— On perd toujours du temps lorsque l’on épilogue. Le passé est une chose morte… La question qui se pose est celle-ci : puisque vous prétendez avoir le… l’objet, êtes-vous disposé à me le céder ? Si oui, à combien ? Tout le reste n’est que littérature.
Je n’ai jamais vu un type plus duraille à manœuvrer. Bien qu’ayant le dessous, il contrôle encore la situation. Chapeau, c’est du mec fortiche ! S’il fait des petits, faudra qu’il m’en réserve un.
Je jouerais bien franc jeu, mais ça n’est pas possible dans l’état actuel des choses. La seule façon de procéder intelligemment, c’est de le berlurer à fond. Pour ça, je préfère lui laisser entendre que j’ai les cailloux (hibou, joujou, pou, chou, genou prennent un x au pluriel…).
Je prends un air faux-cul comme les gars qui jouent au plus fin dans les pièces de l’ancien Odéon.
— Vous me proposez combien ?
— Je ne peux rien vous proposer, dit-il. Je n’ai pas qualité pour le faire. Il faut que je demande avis en haut lieu. Si vous me donniez un aperçu de vos aspirations, les choses iraient plus vite…
— Dix millions…
— De marks ?
Tiens ! voilà qui m’oriente dans une nouvelle direction. Il s’aperçoit de ma surprise et s’empresse d’ajouter :
— Ou de francs belges.
— On est disposé à lâcher tant que ça ?
— Je n’en sais rien. Mais… avez-vous au moins l’objet ?
— Croyez-vous que je vous ferais perdre votre temps ?
Comme aplomb, c’est corsé, non ? Si vous m’entendiez mentir, vous me prendriez pour un ministre des Affaires étrangères tant il y a de force et de vérité dans mon personnage.
— J’espère que non, dit-il.
— A la bonne heure… Quand aurez-vous la réponse ?
— Il faut que je téléphone ; mettons d’ici une heure.
— Et l’argent ?
— D’ici demain… A la rigueur dans la soirée, mais je n’ose pas vous promettre. Il faut le temps de l’amener…
Sans blague, les mecs, je n’ai jamais trouvé un homme plus calme, plus maître de soi. Il est là, debout, aisé sous la menace de mon feu qu’il paraît avoir oublié, le regard plus inquiétant que jamais…
Nous passons un marché tout comme s’il s’agissait de lacets ou de pâtes alimentaires.
Il s’assure de la perfection de son nœud de cravate, puis, toujours très calme, me demande :
— Où nous retrouvons-nous ?
Je le regarde. Il a l’air sérieux, le mec. Sans charre, il négocie les diams avec bibi d’une façon nonchalante.