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Je crois que des lunettes de soleil seraient les bienvenues. J’aime le ton sur ton.

Un petit gros qui consomme des denrées alimentaires sur un coin de table me sourit gentiment.

— Qu’est-ce qui vous est arrivé ? demande-t-il.

— Une chose ridicule, je lui réponds.

— Ah oui ?

— Oui…

— Quoi ?

— Les oreillons…

— Les oreillons ?

— Oui, ils sont très mauvais, cette année.

Je me lève, le plantant là, au milieu de sa boustifaille, avec dans le clappoir un morceau de pâté gros comme le rocher de Gibraltar.

Je vais me baguenauder près d’une heure sur les berges romantiques de la Meuse. C’est plein de péniches. J’aime l’activité fluviale… Je trouve ça pittoresque et reposant. Enfin, comme huit heures sonnent, je reviens dans le centre… Je suis les rues à filles. A Liège, elles sont en vitrine. On les voit dans des petits studios coquets, bien lingées, l’air gentil. Si le cœur vous chante, vous entrez, la dame tire un rideau vous isolant de la rue et vous vous achetez un quart d’heure d’entracte… Le système est à retenir. J’aimerais le voir entrer en vigueur à Paname. Il aurait sa place dans le cadre de la campagne contre le bruit !

Un bazar ouvrant son volet, je me précipite et fais l’emplette de verres fumés. Ça n’ajoute rien à ma distinction naturelle, mais je ressemble un peu moins à Venise.

Cette fois, l’heure H approche. Je calte en direction du bureau de poste précité et je m’embusque dans la ruelle par où s’opère le trafic intérieur. Des postiers en sortent, leur sac sur la brioche pour se la tenir au chaud.

J’avise un bon pépère et je lui demande du feu. Comme il m’en donne, je lui offre un cigare aussi conséquent qu’une torpille sous-marine. Bredouillant de reconnaissance, il me file tous les tuyaux désirables. Non, ça n’est pas sa pomme qui dessert la rue de l’Etuve, c’est son copain Colaert, un petit blond qui louche et qui ne va pas tarder à sortir. Je le remercie.

Avec un signalement pareil, vous reconnaîtriez l’intéressé n’importe où, y compris dans la foule de la Kermesse aux étoiles.

Il ne tarde pas à sortir, fidèle en tout point, sinon à sa bourgeoise, du moins à la description qu’a brossée son éminent collègue.

Il va, paisible, le cœur en fête, car il siffle de l’Enrico Macias, comme si le temps n’était pas suffisamment incertain comme cela !

Et bibi, à distance, lui emboîte le pas. Caressant d’un œil moite ce petit zigoto qui trimbale sans le savoir une fortune kolossale.

J’ai mon pétard en fouille, le cran de sûreté ôté, et je vous jure qu’au cas où le postier serait agressé, il ne me faudrait pas dix secondes pour balancer le potage au téméraire qui jouerait les Dillinger.

Qu’il accomplisse sa mission d’un pas souple et d’une âme sereine (du reste, il a l’air serein tout plein), ce brave fonctionnaire du royaume de Belgique, San-Antonio veille. Y aura pas de taches dans sa boîte à mensonges.

On ne peut pas savoir ce que c’est long une tournée de facteur lorsqu’on ne fait pas la distribution soi-même.

Je marche comme derrière un enterrement tiré par un bourrin têtu qui renâclerait à chaque instant. Des pauses, des pauses…

Je regarde le loucheur disparaître dans les immeubles et réapparaître, toujours sifflant, toujours content de lui, des autres, de l’administration qui assure sa subsistance et celle d’une progéniture qui doit porter des lunettes aux verres épais comme des hublots de bathyscaphe.

Je regarde soigneusement tout autour de nous afin de voir si le facteur est suivi, mais non. Il marche lentement, le digne homme. Il va son petit bonhomme de chemin, se délestant de ses messages d’amour, de mort, d’affaire. Apportant de la joie ici, du désespoir là… Véhicule paisible du destin… Camionneur des cœurs enflammés, artisan des ruptures, constructeur d’idylle, semeur de morts ; planteur de Caïfa… (Oh ! arrêtez-moi, je prends une crampe !)

Oui, il va… Et plus il va, plus il approche de ce but que je me suis fixé et qui est le 18 de la rue de l’Etuve.

Et plus il s’en approche, plus le danger qu’il court se précise…

Je me rapproche de lui, craignant à tout instant de voir une bagnole stopper à sa hauteur, un homme en jaillir, pétard au poing et le délester de sa cargaison.

Mais rien de pareil ne se produit. Le voilà au 14, au 16, il traverse la rue pour « faire » le 13 et le 15… Puis retraverse et entre au 18… Le 18 qui… Le 18 que…

J’hésite, regarde autour de moi : personne !

Alors, gonflé à bloc, j’entre aussi !

CHAPITRE XIV

Ô VOUS QUE J’EUSSE AIMÉE !

Ce qu’il y a de marrant au fond dans cette putain d’existence, c’est qu’il ne se produit jamais ce qu’on attend.

Par exemple, au cirque, lorsque vous assistez au numéro de l’homme-torpille, vous pensez toujours qu’il va se casser le tiroir… Vous êtes là, ouvert de bas en haut pour pas en perdre une miette, et chaque fois le gnace réussit son numéro. Malgré tout, vous lisez un jour dans votre baveux habituel qu’il s’est démonté la colonne Vendôme quelque part à l’étranger et vous ressentez une grande tristesse. Oui, vous êtes triste de n’avoir pas été là au moment où enfin son numéro foirait. Vous y voyez comme une vacherie du sort à votre endroit. Et vous avez raison. Le hasard est dégueulasse avec vous. Depuis que vous êtes au monde, il vous fait passer à côté de la gagne. Vous loupez toujours la femme fidèle, le gros lot, l’avancement… Vous n’avez droit qu’à la vérole honteuse, à la croix de guerre, aux nanas qui font entrée libre devant vos potes et aux films de Michèle Mercier… C’est la vie…

Pour vous en revenir à mon brave petit facteur, j’ai pour lui une sombre traquette. Voilà un bonhomme qui coltine, sans le savoir, une fortune considérable et nous sommes au moins deux à être au courant.

Ce qui va se passer, je le devine, je le flaire, je le hume, je le pressens. L’homme au chapeau rond est embusqué dans l’immeuble. Il va guetter le postier. Au moment où celui-ci sortira le laxonpem et s’apprêtera à carillonner à la lourde de l’appartement vide des Van Boren, il lui bondira dessus avec la promptitude que je lui connais et lui annoncera un vieux coup de goumi sur la dragée. Le facteur ira à dame et l’homme au chapeau rond s’appropriera le précieux paquet… C’est à ce moment-là que j’interviendrai.

Evidemment, pour le facteur, vaudrait mieux que je me manifeste avant, mais je ne sais s’il me sera possible de le faire.

Voilà comment je me fais mousser la matière grise quand je déambule (de savon, dirait le pape) sur le sentier épineux de la guerre des deux roses.

En fonctionnaire modèle, le petitout néglige l’ascenseur interdit aux fournisseurs. Fournisseur, il l’est ! Et comment ! Fournisseur en pierres précieuses, chère madame ! Et en fruits confits, aussi, bien sûr. Ces fruits-là, ce sont les fruits défendus…

Tandis qu’il attaque courageusement l’escalier, je m’engage dans l’ascenseur (ce qui vaut mieux que de s’engager à ne plus boire). J’appuie sur le bouton du cinquième et me voilà parti dans les cintres.

La cabine d’acier fonce comme un V1. Je dépasse le petit facteur blond et il me jette un regard en faisceau qui est l’apanage des loucheurs. Je lui souris, et il me sourit.

Il ne se doute pas que je suis son ange gardien. En gardien consciencieux, je prends de la hauteur pour voir les choses sous l’angle favorable.