Il me regarde, va pour gueuler, mais mes yeux lui conseillent de la boucler et il se tait.
Je m’approche de la croisée devant laquelle il frappe son clavier universel. Tout en tirant des bouffées sur ma roulée, je considère le paysage gris qui s’étale devant moi. Brusquement, et pour la première fois depuis mon arrivée dans cette ville, je réalise que je suis malgré tout à l’étranger. J’ai un coup de nostalgie… Insensiblement, mon imagination remplace la Meuse par la Seine et, à la place des docks, j’érige les tours de Notre-Dame.
C’est bath…
Et les quais avec leur verdure, leurs bouquinistes, leurs amoureux… Les chers vieux quais du vieux Paname… Et ce goût sucré de l’air…
Je soupire et me tourne vers le petit coupe-papier qui s’est mis au turbin. Mes yeux se posent sur ses deux index qui dansent la mort du cygne (de Zoro) sur les touches noires.
Je rêvasse. Et brusquement… oui, brusquement je sursaute.
Un détail sur ce clavier de machine vient de me frapper. Un détail important. Je suis familiarisé avec les machines à écrire. Tous les poulets le sont car, sans savoir taper, tous les poulets pondent leurs rapports de cette façon ; mais je n’avais jamais pris garde au fait que le E accent aigu se trouve sur la même touche que le 2 et le E accent grave sur celle du 7. Pour obtenir les chiffres, il faut actionner la touche des majuscules, mais quelqu’un d’inexpérimenté, quelqu’un de pressé qui voudrait écrire 27 et qui omettrait d’appuyer sur le levier « majuscules » écrirait tout bonnement éè.
Je pêche dans mon larfouillet le message trouvé cette nuit chez Van Boren. Je l’avais oublié, celui-là ! Pas Van Boren, le billet laconique :
Georges, je suis au éè
Il ne s’agit pas le moins du monde d’un code quelconque, mais simplement d’une erreur dactylographique, d’une coquille.
Il faut lire :
Georges, je suis au 27.
Je rigole doucement devant cette trouvaille. Du coup, je reprends espoir. Notre Huguette signalait à son amant qu’elle se rendait au 27. Pour employer un langage aussi sommaire, il fallait que le Georges en question (c’est-à-dire Ribens) connût l’endroit où elle allait. Il savait de quel 27 il s’agissait.
Je jette ma cigarette et je m’assieds derrière une pile de dossiers. Je ne prête plus la moindre attention au petit vachard qui s’est arrêté de cogner sur l’Underwood pour mieux me défrimer. Il faut que je me concentre, que je pousse le raisonnement jusqu’au bout.
Ce 27 s’applique à une adresse, évidemment. S’agissait-il du 27 d’une autre rue que la sienne ? Non. Si, moi, je laissais un mot de ce genre à un familier, j’emploierais effectivement le numéro si l’endroit où je me rends se trouve dans ma rue. Ou bien j’emploierais le nom de la rue, mais sans mentionner le numéro, si ledit numéro se trouve ailleurs que dans ma rue…
Donc, conclusion. C’est au 27, rue de l’Etuve que je dois aller faire un viron.
Je me lève.
— Vous partez ? me demande le jeunâbre.
— Je reviendrai plus tard. Dites à Robierre que le commissaire San-Antonio est passé le voir.
Le gars ouvre si grande la bouche que s’il avait une plaque sensible dans sa culotte, elle serait impressionnée. Pour l’heure, c’est lui qui l’est, impressionné.
— Je… Oh ! je ne…
Sans le regarder, je me dirige vers la lourde.
Je n’ai pas la peine — réduite — de l’ouvrir, car Robierre me la propulse sur les naseaux. Il est frais et sent la violette comme un conscrit de village.
Il brame :
— Commissaire ! Je suis ravi de vous voir… J’ai du nouveau !
Du coup, je rengaine mes idées de fuite.
On se serre énergiquement la louche ainsi qu’il sied.
— Asseyez-vous ! dit Robierre. Vous fumez ?
Je puise dans son étui à cigares. Le cornichon à lunettes se fait minuscule derrière sa machine.
— J’arrive de Bruxelles, lance Robierre. Mon voyage n’a pas été inutile… Il sort d’un carnet une enveloppe de cellophane et de cette enveloppe, il extirpe la minuscule photo que j’avais vue naguère dans le boîtier de montre…
— Je sais ce que représente cette photo, dit-il triomphalement.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment ! Et je crois que vous allez avoir une surprise.
Il me tend une forte loupe de bureau.
— Si vous voulez essayer de deviner, me propose-t-il.
Histoire de le faire bisquer en lui bouffant la solution du problème, je m’empare de la loupe et j’examine la photo…
Toujours cette foutue idée de la peau de panthère. Ou bien du bouillon de culture… Ça me rappelle de plus en plus ces jeux des hebdomadaires. On trouve la solution écrite à l’envers en bas de page.
Je m’avoue vaincu.
— Je donne ma langue au chat, Robierre.
Il me regarde en souriant, heureux du petit effet qu’il prépare.
— C’est une photographie de l’Europe, dit-il.
CHAPITRE XVII
!!!![4]
Ça me rappelle l’histoire du fou qui, montrant un entonnoir à un copain, lui disait : « Comment trouves-tu mon armoire à glace ? »
Assez sonné, je bégaie :
— De l’Europe ?
— Oui…
Il pose la loupe sur la photo et, s’emparant d’une épingle piquée dans son revers de veste, commence à me désigner les petites taches irrégulières.
— Méditerranée, annonce-t-il, mer Noire, Adriatique, mer Caspienne, mer Baltique, mer du Nord…
Il s’arrête.
— Assez sensationnel comme document, non ? Une photographie ! L’Europe sur un timbre-poste ! Ça va faire du bruit dans le domaine de la photographie…
J’ai un peu de sueur qui perle sur mon front virginal. Franchement, je viens d’éprouver une émotion forte.
— C’est impensable ! dis-je. Comment peut-on prendre une photographie pareille ? Un avion n’est pas capable de voler assez haut pour…
— Sûrement pas.
— Alors une fusée ? J’ai vu que les Américains en avaient lancé une munie d’une caméra… Ils ont ainsi filmé une partie de la Terre…
Robierre secoue la tête.
— Au laboratoire de Bruxelles, ils ont agrandi cette photographie deux cents fois, c’est ainsi qu’ils ont vu qu’il s’agissait de l’Europe… Mais ils ont été stupéfaits à cause de la netteté.
— De la netteté ?
— Ils ont découpé un centimètre carré de l’agrandissement et ont agrandi deux cents fois… Et ils ont recommencé. Chose inouïe, on arrive à obtenir des photographies aussi parfaites que des vues aériennes de précision. Je les ai laissés ce matin en pleine excitation… au labo… Le professeur prétend qu’en poursuivant la série des agrandissements, on pourrait arriver à découvrir un grain de beauté sur le nez d’un passant. C’est le plus formidable exploit dans le domaine de l’optique.
Il est dopé, le gars. L’enthousiasme des gars du laboratoire de Bruxelles l’a gagné et il est prêt à faire une conférence avec projections à la salle Pleyel sur le sujet.
Et puis il est heureux de m’en boucher un coin devant son freluquet de subordonné. Il s’installe, prend ses aises, relève son pantalon pour en ménager le pli, tire sur ses manchettes impeccables comme fait le Boss à la grande cabane, cherche le miroitement de ses boutons de jumelles.
— Vous comprenez, enchaîne-t-il, dans cette réalisation, le véhicule de l’appareil n’est rien. Sans se tromper on peut affirmer qu’il s’agit d’une fusée équipée d’un système de parachute, mais l’objectif lui-même défie toutes les lois de l’optique.