De profundis !
J’arrive comme marée en carême. Après ça, le gars qui dira que je n’ai pas le nez creux aura droit à un coup de tatane dans le banjo. Pour le flair, je vaux tous les épagneuls bretons en vente dans les colonnes vertes du Chasseur français.
Sans rien dire, je referme la porte et je me mets à grimper l’escadrin. Je passe le premier, le second, le troisième… L’ascenseur, ou plutôt sa cabine n’est toujours pas là. Enfin, parvenu au cinquième et dernier étage, je la vois à l’arrêt. Je m’arrête aussi pour réfléchir, la réflexion ne s’accommodant pas du mouvement. Je souffle comme un bœuf ; les gars, avec ce début de burlingue que je trimbale sur l’avant, je ne suis pas près de gravir l’Everest. Ou alors faudrait que je m’attache trois douzaines de ballons rouges au nombril !
Cette fois, je suis dans le drame jusqu’au trognon. Et quand j’emploie le mot trognon, je sais de quoi je parle ! Van Boren est tombé d’un étage inférieur au cinquième puisque la cabine s’y trouve. Or, ouvrez grande la lourde de votre intelligence, si par miracle vous en possédez pour trois francs cinquante : ça se corse (patrie de l’Empereur !). Car, en montant, je me suis aperçu qu’aucune des portes de l’ascenseur n’était ouverte ! Comme il est difficilement pensable que Van Boren ait pris soin de refermer la lourde avant de jouer à l’homme-oiseau, il faut bien admettre que quelqu’un a refermé la porte par laquelle il est tombé. Ce quelqu’un n’a agi ainsi qu’après avoir donné le coup d’épaule qui a motivé la chute.
Je ne vois pas d’autre explication. Van Boren avait beau porter des lunettes, il n’était pas miro au point de ne pas s’apercevoir que la cabine n’était pas là !
Surtout qu’il fait très clair dans l’immeuble…
Je redescends un étage et stoppe devant la lourde du quatrième étage. Le silence le plus complet règne maintenant dans la maison ; il ne semble pas que les habitants de la strass aient perçu le grand cri de « l’accidenté ». Peut-être que ces bonnes gens ont les portugaises ensablées. Peut-être aussi qu’ils ont confondu la clameur d’agonie avec les cris du marchand de moules qui, dehors, ameute la populace.
J’hésite à songer. Mon devoir consisterait plutôt à aller à la P.J. de Liège et à déballer mon pique-nique à un divisionnaire qualifié. C’est aux confrères d’ici à jouer. Moi je ne peux que passer la paluche. Maintenant nous avons dépassé le stade du diamant confit pour aborder celui du meurtre torpille…
Mais en n’a jamais vu un clébard affamé lâcher un gigot. Or je suis pire qu’un cador, moi, lorsque je viens de me cogner quinze jours d’ennui ! Ce mystère, après tout, il est à moi, c’est ma chose, mon hochet ! Qui a découvert les diamants ? Qui a découvert l’adresse de Van Machin-Chouette ? Qui a failli recevoir le corps du bonhomme sur la terrine ? Moi, toujours moi. Remarquez qu’il s’en est fallu d’un poil de chose que j’empêche le meurtre. Supposez que je m’annonce une minute plus tôt dans l’immeuble et que… Mais si on se lance dans les suppositions, on est marron. Comme dit Félicie, ma brave femme de mère : « Avec des si, on mettrait Paris dans une lanterne »… Elle a toujours des citations littéraires, Félicie. Pour ça et la cuistance, elle ne craint personne !
Secouant une suprême fois le lourd fardeau de mon indécision et de mes scrupules, j’appuie sur le bouton de sonnette qui sollicite mon index frémissant.
Un court instant s’écoule, puis une ravissante jeune femme blonde vient délourder. Elle a le type flamand. Les jointures épaisses, le visage solide, les yeux clairs, les cheveux d’un blond assez tendre et le sourire façon « Dents blanches-haleine fraîche ».
Elle me regarde gentiment.
— Monsieur ? demande-t-elle.
— Je voudrais parler à M. Van Boren, dis-je en saluant jusqu’à terre.
— M. Van Boren est en voyage, me répond la douce personne.
Tu parles, Charles ! Un voyage comme celui-là, il n’est pas près d’en revenir. Quatre étages en chute libre avant de faire le démarrage pour le ciel ! Ce genre de croisière n’est pas organisé par les amis de Radio-Luxembourg !
— C’est dommage, je murmure.
Elle me sourit car elle doit trouver ma bouille avenante. Elle n’est pas la seule. Neuf donzelles sur dix ont un faible pour ma physionomie. J’y peux rien. Quand je me bigle dans une glace j’arrive pas à piger ce qui leur titille le palpitant. Car enfin je ne suis ni un Apollon ni Marlon Brandade… C’est ça, le charme. La beauté, comme dirait itou Félicie, ça se bouffe pas en salade. Vaut mieux avoir du petit-machin-qui-accroche qu’un physique de carte postale illustrée.
La donzelle cesse de me sourire.
— C’est à quel sujet ? s’inquiète-t-elle : je suis sa femme.
— Ah !..
Je la regarde. Belle petite jument. Il ne devait pas s’ennuyer Van Truquemuche, lorsqu’il rentrait de voyage. Avec une partenaire de ce calibre, on peut s’offrir de belles séances en ciné-panoramique !
— Entrez ! dit-elle enfin.
L’appartement est coquet, cossu, meublé confortablement avec des meubles de qualité et décoré d’objets de bon goût.
Elle me précède jusqu’à un studio tendu de jaune et de gris-perlouze. Les sofas sont moelleux comme de la crème Chantilly. Je me glisse dans l’un d’eux.
— Ma visite doit vous paraître insolite, j’attaque, sans trop savoir au fond où je vais nager…
Tout en bavochant, je la défrime, histoire de sonder son gentil minois. Est-ce cette tendre enfant qui a envoyé promener son homme dans les étages ?
A en juger par les apparences, je pencherais plutôt pour la négative car le visage de la petite dame est calme, presque angélique. Mais les apparences sont les complices des donzelles. C’est au moment où elles vous accordent le patin le plus fignolé, qu’elles vous piquent votre larfouillet ou qu’elles vous administrent votre dose quotidienne d’arsenic. On n’y peut rien, elles sont toutes pareilles, les drôlesses. Des saintes nitouches quand on les regarde et des diablesses dès qu’on leur tourne le dos.
Il serait temps que je donne à la jeune femme des explications sur mon identité et ma présence ici.
— Vous êtes veuve, attaqué-je assez brutalement, j’en conviens.
— Comment ? fait-elle.
— En n’ayant plus votre mari, tout simplement.
Elle ouvre des chasses par où vous pourriez faire passer un voyage de foin.
— Je… je ne comprends pas.
— Je veux dire que votre mari est mort.
Elle blêmit. Le sang se retire de sa pomme et elle tombe sur le sofa, à mes côtés, comme une poire blette qui vient de larguer sa branche.
Elle balbutie :
— Mort…
Je suis ému. Comme salaud on ne fait pas mieux que moi ! Vous parlez d’un électrochoc que je lui coloque, à cette douceur.
A ma frite, elle pige que je ne la mène pas en barlu, alors elle a les chocottes et des larmes coulent sur ses joues veloutées.
— Il lui est arrivé un accident ? demande-t-elle entre une paire de hoquets et un frémissement de la glotte.
— Oui…
— Quand ?
— Il y a quatre ou cinq minutes.
— Comment cela ?
— Il est tombé dans la cage d’ascenseur…
— Mon Dieu ! Où ?
— Ici…
— Comment est-ce arrivé ?
— Ce sera à la police de le dire…
Elle s’arrête.
— La police ?
— Oui, elle met toujours son nez dans ces sortes d’affaires.
Elle me regarde.
— Expliquez-vous, dit-elle enfin. Qui êtes-vous ? J’ai l’impression que vous me faites une farce abominable.