San-Antonio
Du plomb dans les tripes
À mon ami, Édouard Charret,
en souvenir du grand « patacaisse ».
Première partie
LES TORTUES
CHAPITRE PREMIER
Je demande à Gertrude :
— Connaissez-vous la recette du Führer en cocotte ?
Elle me regarde sans répondre.
— Vous ne la connaissez pas, je fais, ça se voit à votre physionomie aussi expressive qu’un dentier usagé. Bon, je vous la donne : vous prenez un führer entrelardé ; vous le videz, le flambez et le mettez dans une cocotte avec des petits oignons et un bouquet garni ; vous laissez mijoter deux ou trois heures et vous le servez à la horde de loups enragés que vous voulez empoisonner ; l’effet est presque instantané. Le plus duraille c’est de convaincre les loups de le briffer, on a beau être loup enragé, on a tout de même sa dignité, pas ?
Elle ne répond pas. Simplement elle allume une cigarette et, lorsque le côté incandescent est bien à point, elle me l’applique sur la joue.
Du coup, je n’ai plus envie de me marrer. Une délicate odeur de bidoche brûlée se répand à la ronde.
Je serre les dents pour ne pas pousser la beuglante qui s’impose.
Gertrude remet la cigarette entre ses lèvres délicates.
— À propos, dis-je, je connais aussi la recette de la petite espionne sur le gril…
Mais elle ne m’écoute plus. L’appel d’un Klaxon retentit sur la route.
— Vous autres, Français, dit-elle, vous êtes doués pour la cuisine et… le bavardage. Adieu, San-Antonio.
Elle se fait la paire en direction de la bagnole qui l’attend. Moi je reste à mon lien. Et je vous jure sur la tête de votre voisin de palier que je changerais volontiers ma place contre celle du zig qui va se faire faire l’ablation de la vésicule biliaire. Elle n’a rien d’enviable, ma place, pour le quart d’heure !
Figurez-vous que nous sommes dans un coin de l’Isère où j’étais chargé de liquider une petite espionne nazie dont les agissements commencent à faire tartir les gnaces de l’Intelligence Service. La donzelle marne en Angleterre ; cette fille-là a le don du camouflage ! Y a pas mèche de l’identifier lorsqu’elle opère chez les Britanniques. Par miracle, ceux de l’I.S. ont appris qu’elle prenait un peu de repos dans un petit patelin proche de Lyon. Comme je connais la région, le major Parkings[1] m’a délégué pour lui cloquer un peu de plomb dans la cervelle.
Je radine dans le patelin, je repère ma souris qui, du reste, ne fait rien pour se cacher, j’entre en relation avec elle, je lui joue mon grand air à la clarinette à moustache, on va se balader, au crépuscule, dans la verte nature dauphinoise, et, juste comme je m’apprête à lui offrir sa panoplie d’ectoplasme, voilà deux mecs qui sortent d’un buisson, me sautent sur le râble pendant que je suis en train de lui refiler le patin de l’adieu, me saucissonnent, m’attachent sur le plateau d’une scie à débiter-les-arbres-dans-le-sens-de-la-longueur et se trissent à leur voiture tandis que la môme Gertrude éclate de rire et m’explique qu’elle m’a identifié depuis le premier quart d’heure où j’ai amené mes cent quatre-vingts livres dans son espace vital.
Elle me dit sans ambages que des contre-espions comme bibi elle en voit tout le long des trottoirs en regardant par terre, que je serai le souvenir de sa vie qui la fera le plus rigoler. Ensuite de quoi elle va dans le hangar où se tient le moteur de la scie et met le jus.
Nous échangeons les paroles rapportées plus haut et elle s’en va.
Je ne sais pas si vous savez comment fonctionne une scie à fendre les beaux-sapins-rois-des-forêts ? L’engin dont il est présentement question, se compose d’un plateau de bois monté sur deux petits rails et qui avance insensiblement en direction d’une gigantesque lame de scie en mouvement.
D’après mes estimations personnelles, il faut quatre minutes pour que ma petite personne atteigne la scie.
C’est-à-dire que, dans huit minutes, votre ami San-A. sera coupé en deux, comme le premier ver de terre venu. Vous pourrez le voir en coupe et c’est un spectacle qui ne se présente pas tous les jours…
Cette mort-là n’est pas marrante. Vous allez me dire que la mort ne l’est jamais ; tout de même, vous ne m’empêcherez pas de penser que le sort des vignerons qui claquent dans leur cuve est plus enviable que le mien.
La nuit tombe. Le lieu est désert. Je pousse une légère beuglante, non pour vérifier la solidité de mes cordes vocales, mais pour ameuter les populations compatissantes. Les gens du bled ne peuvent pas m’entendre, et, quand bien même ma voix serait aussi puissante qu’une sirène d’alerte, ils ne remueraient pas le petit doigt pour venir voir ce qui se passe. En ces temps d’occupation, ils ont le trouillomètre au-dessous de zéro. Faut dire que, de temps en temps, les Frisés foutent le feu à un fermier, histoire de créer l’ambiance. Je n’ai donc pas plus de chance de me sortir de là que de me faire élire président des États-Unis.
Le plateau de bois continue d’avancer inexorablement. Je sens sur le sommet de mon crâne le léger courant d’air produit par le va-et-vient de la lame. Je crois bien que je n’ai encore jamais eu autant les jetons. Les types qui viennent vous raconter qu’ils n’ont pas peur sont des tocassons ; ils n’ont qu’à venir à mes côtés sur le plateau ; il y a de la place. C’est pas que je tenais à ce que ma carcasse soit empaillée, mais ça me chiffonne d’être coupé par le milieu. D’abord c’est salissant, et ensuite je n’aime pas faire philippine de cette façon. Je me contracte dans mes liens, mais les cordes dont se sont servis les copains ne sont pas en papier… Tout ce que je parviens à faire, c’est à me donner un avant-goût de ce qui m’attend en me cisaillant les poignets et les chevilles.
La situation est tellement horrible que je me dis que tout ça est un mauvais cauchemar : dans une seconde la sonnerie de mon réveille-matin viendra remettre les choses en place. C’est pas vivable un truc pareil !
Hélas, je ne dors pas ; mon histoire est tout ce qu’il y a de plus véridique. Les dents de la scie commencent à me décoiffer. Je me ratatine afin de retarder le plus longtemps possible l’entrée en matière cérébrale.
Et dire que lorsque j’étais môme, j’aimais les bûcherons !
Je me tire de côté, ce mouvement me permet de constater que la scie est actionnée par une courroie de transmission. Ladite courroie passe juste à gauche du plateau mobile. Si j’avais une main libre ce serait un jeu que de la faire glisser de sa poulie. Seulement voilà, je n’ai pas de main libre.
La scie se met à brouter mon crâne, ça me fout comme une décharge électrique. Une énorme vague rouge me submerge. Je gueule tant que ça peut. Un congrès de marchands de journaux ne ferait pas davantage de raffut ! De toutes mes forces je tire sur mes liens. Où ce qu’il est, le zigoto qui sait se déficeler ? J’en ai vu qui se faisaient attacher serré par les badauds, place Clichy, et qui sortaient de leurs liens comme la vaseline sort de son tube lorsqu’on appuie dessus. Si j’avais pu prévoir, je leur aurais demandé de m’affranchir sur leur combine.
J’ai vu aussi, dans un film à la noix, Zorro attaché sur une voie ferrée ; et le train pointait à toute pompe ; le Zorro s’en tirait tout de même ; ça n’avait rien de coton puisque ça se passait dans un film, mais pour moi c’est pas du même.
À force de me jeter de côté pour échapper à la scie, je suis parvenu à distendre un tant soit peu les cordes qui enserrent mon buste. Ma tranche pend, un peu en dehors du plateau, mais je ne perds rien pour attendre car, d’ici peu de temps, c’est ma nuque qui va déguster. « À découper en suivant le pointillé » comme disent les taulards du petit quartier[2].