Je voudrais tenter quelque chose, n’importe quoi, mais décidément je suis trop saoul.
J’esquisse un geste d’impuissance ; je bredouille des mots aussi inintelligibles pour moi que pour la compagnie, et soudain, quelque chose se déchire dans mon crâne.
Le parquet vient à ma rencontre.
CHAPITRE IV
J’ai vaguement conscience d’être attrapé par les jambes et par les pieds. On m’emmène en excursion. Ce balancement m’endort pour de bon.
Lorsque je me réveille, je suis étendu sur le sol carrelé d’une ancienne cuisine. On a vissé une plaque blindée sur la croisée pour l’aveugler et la porte est blindée comme un contre-torpilleur elle aussi.
Pas un meuble, pas un objet, dans cette petite pièce. Moi, simplement, avec la gueule de bois la plus formidable de ma carrière.
Je prête l’oreille. De l’autre côté de la porte, il y a un bruit de bottes. De temps à autre j’entends crier des trucs en allemand. J’ai dans l’idée que je suis dans de beaux draps. C’est de ma faute, j’ai péché par excès de confiance ; j’aurais bien dû penser que les Frizous n’étaient pas bouchés au point de ne pouvoir mener une enquête sur les causes de l’explosion. Trop de gens, dans la gare, m’ont remarqué, avec mon pansement, et l’aiguilleur molesté avec son pote le mécanicien ont dû donner sur moi toutes les indications désirables. Comme un grand nombre de pèlerins m’ont vu en compagnie du toubib, ils n’ont eu qu’à établir une souricière au domicile de ce dernier : l’enfance de l’art ! Jamais je ne me suis laissé posséder aussi facilement.
J’ai exagéré en disant qu’il n’y avait aucun objet dans la pièce ; j’oubliais l’évier et le robinet d’eau. J’ouvre ce dernier en grand et je me mets la nuque dessous, après quoi je fais couler la bonne flotte dans mes mains et je m’asperge longtemps le visage. Deux ou trois bonnes gorgées et il ne me manque plus qu’un comprimé d’aspirine pour être un mec d’attaque.
Je vais m’accroupir dans un angle de la cuisine et j’attends patiemment le bon vouloir de ces messieurs.
Je ne me fais pas beaucoup d’illusions sur le sort qui m’attend. Ma belle petite existence va s’achever devant un peloton d’exécution. Douze balles brûlantes me composteront ; pas marrant, mais je préfère cette fin façon manuel d’histoire de France à celle des pauvres gnaces qui claquent d’un cancer au fond de leur dodo. Au moins, ça se passe au grand jour… Et puis, c’est régulier. Je leur ai fait un coup d’arnaque ; ils m’ont pincé, je paie la casse… Rien à redire à ça. Ce qui me turlupine, par exemple, c’est la pensée que le pauvre docteur Martin va en avoir sa part. Il va payer cher sa gentillesse et son dévouement, enfin, si par hasard on m’interroge, j’essaierai de le blanchir le plus possible.
J’en suis là de mes réflexions plutôt grises lorsque la porte s’ouvre. Deux soldats en armes se tiennent dans l’encadrement et, d’un geste brusque, me font signe de les suivre. Je me lève et viens m’intercaler docilement entre eux deux.
Je me rends compte, sitôt la lourde passée, que je me trouve dans une grande maison de maître réquisitionnée par les troupes d’occupation et aménagée en succursale de la Gestapo. Il y a des plaques blindées partout. À travers les barreaux d’une fenêtre, je vois des écheveaux de fil de fer barbelé autour de la propriété ainsi qu’un nombre impressionnant de sentinelles. J’ai idée que la cambuse doit être habitée par une forte personnalité.
On me fait grimper un étage et les soldats ouvrent une porte vitrée. Nous pénétrons dans une vaste pièce qui devait servir de salon, mais qui a été transformée en burlingue. Il y a des classeurs métalliques le long des murs et un large bureau de bois au milieu de la pièce.
Derrière ce meuble se tient un commandant ; dans l’angle de la pièce, près de l’embrasure d’une fenêtre, se trouve une secrétaire en uniforme qui tape à la machine.
Je salue le commandant d’un petit signe de tête — la politesse ne coûte rien, comme l’affirme Félicie, ma brave vioque. Le gnace est très grand, très maigre, avec les cheveux grisonnants, coupés court et l’inévitable monocle vissé dans l’œil. Le monocle, c’est leur arme de choc numéro 1. Et cette arme s’appelle l’intimidation. Elle fait partie de la propagande de cette bande de tocassons.
— Major von Gleiss, dit-il en s’inclinant.
— Durand, fais-je en m’inclinant à mon tour.
Il sourit et me désigne un siège.
— Vous avez changé de pseudonyme, monsieur le commissaire ?
Je comprends illico que ça n’est pas la peine de jouer au petit pompier.
— Je vous écoute, monsieur le major.
Il pousse vers moi un coffret de cigarettes.
— Vous inversez les rôles, cher ami, c’est moi qui vous écoute.
— Bon, fais-je en allumant une sèche, je veux bien vous réciter une fable car je ne sais pas chanter ; que diriez-vous du Loup et l’Agneau ?
— Vous avez la réputation d’être un homme d’humeur plaisante, murmure-t-il en saisissant l’allumette à demi consumée que je tiens encore.
Il l’utilise pour ranimer un mégot de cigare qu’il vient de piocher dans un cendrier.
— C’est la dèche, dans la Wehrmacht ? je demande… Les officiers fument les clops maintenant ?
Son sourire s’efface. Son visage reflète maintenant, non pas la colère, mais comme une sorte d’ennui poli.
— À quoi bon ces petites plaisanteries ? demande-t-il, nous avons des choses tellement plus importantes à nous dire…
Je lui tends ma cigarette.
— À quoi bon cette cigarette ? je demande.
Il se mord la lèvre inférieure.
— Commissaire, je connais votre réputation, je sais tout ce que vous avez fait en France et en Belgique depuis quelque temps[7].
Il rajuste son monocle. Sans doute le pas de vis est-il faussé, car il a de la peine à y parvenir.
— Vous êtes ce qu’on appelle chez vous un dur. Vous ne craignez, je ne l’ignore pas, ni la mort ni même la torture. Cependant, je vous fais une petite proposition.
— La vie sauve ? dis-je en rigolant, la fameuse vie sauve qui est comme la carotte que vous brandissez devant le nez de l’âne pour le faire avancer.
— Non, dit-il.
Il a retrouvé son sourire.
Là, il commence à m’intéresser, le frangin. Je le regarde avec un certain intérêt. Qu’est-ce qu’il peut bien avoir à me proposer ?
— Voyez-vous, reprend-il, après ce qui s’est passé hier…
Je l’interromps.
— Hier ?
C’est pourtant vrai qu’il fait grand jour. Alors j’en ai écrasé pendant des heures ? Ils sont gentils de m’avoir laissé dormir, les sulfatés.
— Oui, hier, en gare de cette ville… Je suppose que vous n’allez pas vous donner la peine de nier, avec la somme des témoignages que je puis vous opposer.
— Il n’est pas question de nier. Je reconnais volontiers que c’est moi qui ai envoyé vos deux wagons dans les nuages.
— Parfait. Consécutivement à cet acte de sabotage…
Il s’interrompt et me regarde.
— « Consécutivement » est-il français ? demande-t-il d’un air soucieux.
— Oh, passez la paluche, je lui fais ; vous savez, moi, je suis pas un puriste du langage. L’Académie, c’est à l’étage au-dessus…
— Bien, poursuit-il, consécutivement à cet attentat, car c’est le terme qui convient, n’est-ce pas ?
— Exactement, dis-je non sans noblesse.
— Nous avons arrêté vingt personnes à titre d’otages. Elles seront exécutées demain matin si le coupable n’est pas découvert.