— Alors, relâchez-les…
— Ah oui ?
— Dame, puisque vous me tenez…
— Pour moi, un vrai coupable est un individu qui a non seulement avoué son crime, mais encore a expliqué comment il l’a commis et a dit les noms de ceux qui l’ont aidé à le commettre.
— Facile, fais-je, j’ai fait sauter votre train en permettant à un petit Polonais d’attacher une valise d’explosifs sur le tampon d’une locomotive que j’ai, ensuite, dirigée sur le convoi à détruire… Le petit Polonais est mort. C’était mon unique complice. Voilà, je suis un vrai coupable tel que vous l’entendez ; libérez les otages et attachez-moi à un bout de bois planté en terre…
— Non, non, dit-il en tripotant son bout de verre ; pas avant de savoir certaines choses…
— Lesquelles, par exemple ?
— Par exemple, la façon dont vous avez appris que nous dirigions les deux prototypes de bombes téléguidées vers la côte Atlantique en passant par cette ligne détournée.
— Je n’ai rien appris du tout, von Machin… Excusez-moi, je n’ai pas la mémoire des noms. Le petit Polonais voulait détruire les wagons ; je lui ai donné un coup de main en ignorant ce que ces derniers transportaient.
— C’est ce que vous cherchez à me faire croire ?
— Je ne cherche pas à vous faire croire quoi que ce soit ; je vous dis la vérité ; un point c’est tout.
— Dommage, pour les otages…
— Hein ?
— Car cette vérité ne me convient pas. Vous allez me parler du groupe secret pour le compte duquel vous travaillez… Et auquel appartenaient les deux Polonais… La femme qui travaillait avec eux nous a échappé, son nom et nous essaierons de nous entendre.
— Je ne la connais pas. Bon Dieu, mettez-vous dans le crâne que je suis entré tout à fait accessoirement dans cette histoire et que je n’en connais pas du tout les rouages…
Il fait claquer ses doigts avec agacement.
— Vous cherchez toujours à ruser, vous autres Français, vous nous jetez du grain aux yeux…
— « De la poudre », cher major. On dit « de la poudre aux yeux »…
Sur ces entrefaites, la porte s’ouvre et, devinez qui fait une entrée fort savante dans le bureau ? Tout bonnement ma brave amie Gertrude.
Elle ouvre des yeux de chat en transes et s’approche de moi.
— Par exemple ! balbutie-t-elle…
— Vous connaissez cet homme ? demande l’officier.
— Si je le connais. C’est lui qui devait m’abattre. Avant-hier, nous l’avons laissé sur le plateau d’une scie en mouvement ; mais il faut croire que le diable le protège…
Le major joue à enflammer des allumettes qu’il envoie promener d’une chiquenaude dans la pièce.
— Vous ne perdez pas de temps, commissaire… Mes compliments.
Gertrude s’approche de moi. Cette fille, faut que je vous affranchisse sur sa géographie une fois pour toutes. Laissez-moi d’abord vous dire qu’elle a des oranges sur l’étagère qui vous feraient traiter de touche-à-tout ! Ses yeux sont fendus en amande, leur couleur est indéfinissable. Mettons verdâtre et n’en parlons plus. Lorsqu’elle les pose sur vous, un grand malaise vous envahit. Vos doigts de pied se recroquevillent comme des fleurs fanées et vous avez à la fois envie de la prendre dans vos fumerons et de lui filer une danse. Elle est brune, sa bouche est juste comme j’aime les bouches des pépées ; pulpeuse et goulue…
— Drôle de type, murmure-t-elle…
— Drôle de fille, je dis du tac au tac et sur le même ton.
Elle se tourne vers le major.
— Ainsi, c’est lui qui a fait sauter le convoi ?
— Oui, dit von Truquemuche, il le reconnaît de fort bonne grâce du reste. Par contre, il se refuse obstinément à nous donner des détails sur l’organisation qui a des ramifications jusqu’à nos usines d’Italie…
— Amnésie ? me fait-elle d’un petit air vachard.
— Ignorance, lui réponds-je.
— Vous avez employé certains… certains, mettons arguments ? demande-t-elle à son copain.
— Ces moyens-là sont, je le crains, inopérants sur un homme de cette trempe, soupire le major. Je lui propose par contre la vie de vingt de ses compatriotes contre quelques petites confidences.
Moi, je ne sais pas si vous le comprenez, je sens que ma température commence à grimper sérieusement. Il est gentil, dans son genre, le monoclé, mais il me fait tartir copieusement avec son marchandage de négrier.
— Je peux pas vous inventer une histoire, hé, major de mes trucs ! je gueule brusquement ; je suis pas romancier ! Sans blague, je me tue à vous dire que j’ignore absolument tout de cette organisation. Les deux seuls membres qu’il m’a été donné de connaître sont mortibus. Je les ai vus cinq minutes chacun, le premier ne jasait pas un mot de françouze et l’autre traînait sa valise de pétards comme un besoin de pisser… C’est tout !
— Voyons, reprend le major d’une voix douce, vous devez bien être au courant de leur activité. Je ne vous demande que le nom de la femme qui travaillait pour eux et que nous n’avons pu appréhender… Je sais que c’est elle qui tenait le contact avec ceux de Lyon. Il me la faut.
— Malheureusement je ne la connais pas.
— Malheureusement pour vous, reprend-il.
— Malheureusement pour moi si vous voulez…
Il passe un bout de langue rose sur ses lèvres minces et rajuste, une fois de plus, sa rondelle.
— Nous sommes décidés à mettre le prix. Si vous parlez, non seulement je libère immédiatement les otages, mais je vous promets la vie sauve…
J’éclate de rire.
— Ça y est, je fais, v’là le grand truc lâché : la vie sauve. Avec une liasse de billets de mille épaisse comme une tranche de pudding, et peut-être aussi un passeport visé pour la Suisse.
— Vous avez ma parole d’officier que…
— Écoutez, major, dis-je bien tranquillement, votre parole d’officier, si vous le permettez, je la mets sous mes fesses.
Il a un sursaut.
Il se tourne vers sa secrétaire : une petite blonde gentiment carrossée qui noircit imperturbablement du papier. Ce gars, il doit avoir un sens de l’honneur aussi développé qu’une molaire d’éléphant. Devant les inférieurs, ça le heurte qu’on lui parle sur ce ton.
Il grommelle quelque chose en allemand.
— Si c’est à moi que vous parlez, dis-je, faudra répéter en français, because j’ai oublié mon dictionnaire french-deutsch.
Gertrude, qui a suivi ces derniers échanges sans mot dire, intervient :
— N’usez pas votre salive, mon commandant ! La parole est aux actes, comme disent ces porcs, sans faire autre chose que de parler, d’ailleurs.
Le major se lève ; il est plus long qu’un cierge de cérémonie. Il fait une drôle de bouille, le gars ; si le directeur du musée Grévin le voyait, il se ruinerait pour l’avoir dans sa collection.
— À propos, major, je demande, qu’est devenu ce vieil ivrogne de docteur qui m’a fait mon pansement ?
— En prison ! dit sèchement mon interlocuteur.
— Tiens, vous ne l’avez pas encore coupé en quatre ?
Je fais exprès de paraître désintéressé ; c’est le meilleur moyen de lui être utile au père Martin.
— Cet homme ne nous intéresse pas, dit l’Allemand avec un haussement d’épaules méprisant. Il ne mérite même pas que nous réservions douze balles pour sa carcasse, c’est un raté, un raté comme la France en compte tant. Nous en faisons cadeau à la France…
Il rit. En ce qui me concerne, si je ne m’écoutais pas, je lui collerais bien un paquet d’osselets d’une livre sur la muselière, seulement je m’écoute. Mon subconscient qui tient le crachoir me dit de rester calme et de voir venir. Le père Martin semble se tirer miraculeusement les pattes de ce bourbier, tant mieux, je ne vais pas risquer de le compromettre par un éclat.