À la réflexion, ces caisses du réduit sont fort susceptibles de renfermer des grenades ou des balles. Mais la voilà, la troisième issue ! Je cours au soldat que je viens de sonner. Il est toujours dans la vapeur et il est probable qu’il y restera jusqu’au Jugement dernier.
Je lui fais les fouilles et je trouve ce que je cherche : une boîte d’allumettes.
Je déchire son pan de chemise et roule dedans l’écriteau. J’y mets le feu et je jette ce tampon enflammé sur la première des caisses. Reste à souhaiter qu’il dégagera suffisamment de chaleur pour faire exploser quelque chose, alors on peut être tranquille, tout sautera. Les essais dans le domaine de l’artifice m’ont assez bien réussi jusqu’à présent, y a pas de raison pour que ça change…
Je n’attends pas que l’effet sur lequel je compte se produise, je rebrousse chemin une fois encore et m’engage dans l’escalier de la cave.
Je n’ai pas descendu quatre marches qu’une détonation sèche retentit, aussitôt suivie d’un chapelet d’autres. La pétarade s’intensifie. Je dégringole le reste des marches. Je tourne à droite de l’escalier où est pratiqué une espèce de renfoncement, et je m’acagnarde dans l’angle du mur. C’est ce qui s’appelle avoir de l’initiative… La construction se met à trembler. On dirait qu’un des typhons de la Jamaïque s’est déclenché dans la taule. Ça chahute vachement dans le secteur ; il y a des explosions qui n’en finissent pas, des secousses, des grondements, des cascades de pierres…
Tout à coup, je pense à la petite Gretta. Si elle y laissait ses os, ce serait par trop injuste, car, en somme, c’est grâce à elle si j’ai pu arriver à ça !
Les explosions continuent un bon moment encore ; puis c’est une sorte de calme relatif, coupé de temps à autre de brèves pétarades…
Je remonte les degrés de la cave. Il n’y a plus de porte et, lorsqu’on y regarde d’un peu plus près, presque plus de maison. On a l’impression qu’un avion est dégringolé dessus. Elle est intacte d’un côté et toute dentelée de l’autre. En tout cas il ne subsiste plus aucun galandage. On entend des cris, des gémissements, des appels… Et, dans le lointain, la corne des pompiers. Ils ne sont pas bileux, ceux de Bourgoin, ou alors ils savent que c’est chez les sulfatés qu’il y a de la casse et ils cirent leurs godasses avant de décambuter.
J’aperçois des bottes dépassant de sous un monticule de gravats. Je tire dessus et je me retrouve avec le cadavre de mon second zèbre, le pourvoyeur en allumettes… Cette fois, il est drôlement achevé, l’ami Fritz ! Ah, je te jure…
Je lui quitte ses bottes et son bénard, puis sa veste. Heureusement qu’il est encore chaud. Moi, quand je travaille dans le cadavre, j’aime m’expliquer avec du malléable…
En un tournemain, je passe ses fringues et enfile ses bottes. Les pataugeuses sont deux fois trop grandes et je pourrais recevoir du monde dedans, j’ai un peu l’air d’aller à la pêche, mais de toute façon je ne suis pas invité à déjeuner chez le duc de Windsor.
Je cherche le casque ; je le trouve un peu plus loin. Il est plus cabossé qu’une voiture d’auto-école ; par veine, il est à ma pointure. Me voici donc déguisé en Frizou ; avec ma gueule barbouillée de raisiné et de poussière, et surtout grâce à la confusion qui règne dans les environs, je n’ai pas besoin de me faire une entorse au cerveau : ils ne me reconnaîtront pas, mes petits camarades de la Gestapette.
Je pose l’une des deux mitraillettes après avoir eu soin de glisser son chargeur dans ma poche ; puis, en rampant, je sors de cette partie des bâtiments.
J’arrive dans le hall ; vous parlez d’un va-et-vient !
Ça remue et ça discute, pardon… Des soldats blessés par la déflagration cavalent en jaspinant. De la façon dont ils s’expriment et compte tenu de la rudesse de la langue allemande, c’est sûrement des jurons qu’ils sont en train de débiter… Des officiers sortent, chargés de paperasses… En levant la tête, j’aperçois un gros nuage noir à la place du plafond, le feu, ce feu indécis provoqué par les explosifs couve quelque part et l’équipe d’étripeurs, tel un campement de fourmis dérangées, se hâte d’évacuer les dossiers.
J’aperçois le major. Il a toujours son carreau dans l’œil et il lance des indications de sa voix calme et sévère. Gertrude passe en courant, comme une folle, une serviette de cuir rouge sous le bras.
Ce que je savoure cet instant, non, c’est rien de le dire… Pour un peu, je demanderais au bistro le plus proche de venir me servir un verre de bière dans ce bouzin, car ces émotions m’ont foutu une telle pépie que je boirais le contenu d’un aquarium, poissons rouges inclus…
Mais je dois songer à une chose plus importante que mon gosier, c’est-à-dire à ma gentille petite peau. De la façon dont ça se goupille, je crois que ça n’est pas encore aujourd’hui qu’elle servira à fabriquer des blagues à tabac.
Je fonce sur un paquet de papelards qu’un soldat a laissé tomber et je me mets à suivre le premier Fritz gradé qui passe. L’un suivant l’autre, nous sortons de la propriété. Il y a une voiture militaire devant la grille et c’est dans cette calèche que ces tordus empilent leurs archives. L’officier qui me précède dépose sa brassée de dossiers, je l’imite. Il se tourne alors vers moi et me balanstique une phrase brève mais énergique ; en guise de réponse je me mets au garde-à-vous. Je n’ai absolument rien entravé à ce qu’il m’a dit, mais le chauffeur de la voiture vient en temps opportun éclairer ma lanterne. Il ouvre la portière avant et, d’un geste, m’invite à prendre place. Je réalise alors que l’officier vient de me commander de convoyer le chargement de papelards.
Le chauffeur démarre vivement ; je laisse flotter les rubans et, comme dit l’autre, « tant pis si la feuille se décolle ». Seulement, l’inévitable se produit, mon compagnon se met à me balanstiquer dans les manettes une vraie tirade. Je me demande comment ils font, les Allemands, pour débiter des phrases aussi longues sans reprendre leur souffle ; si je parlais leur langue — chose que je n’envisage pas, du reste — je commencerais par faire des exercices respiratoires…
Je regarde le collègue d’un air bourru.
C’est un type entre deux âges, rouquin et rougeaud, dont la figure est aussi expressive qu’un fromage de Hollande.
J’articule quelques sons gutturaux, du fond de ma gorge, en lui montrant mon cou. Comme je suis couvert de sang, il fait signe qu’il comprend et il continue son baratin sans se presser. Lui, c’est le genre bavard intarissable. Il s’écoute parler et ça le ravit. Il se charme tout seul ; c’est un onaniste du verbe. Pourvu que je lui adresse, de temps à autre, un petit hochement de caberlot entendu, il est content, ce schpountz.
Au début, j’ai cru que nous allions simplement dans un autre coin de Bourgoin, mais je m’aperçois que nous quittons la petite cité pour foncer sur la route de Lyon.
Où peut-il bien aller, Bonne-Bouille ?
Les kilomètres s’additionnent sur le cadran. Je constate que c’est décidément bien à Lyon que nous allons. Nous traversons des petits bleds : La Grive, La Verpillière, puis la route devient droite comme une portée de musique à travers une morne plaine, plus morne et plus plaine encore que la morne plaine de Waterloo, lieu où fut consacré l’un des mots les plus expressifs de la langue française.
Sans aucun doute, nous nous rendons à la Gestapo de Lyon pour y déposer tous ces documents. Je ne peux pas m’empêcher de penser avec une pointe de mélancolie que ces paperasses seraient mieux en sûreté encore à Londres. Le major Parkings se régalerait. Seulement, Londres est assez éloigné d’ici, et c’est plutôt coton pour y aller en week-end.