Voilà cette pensée qui me tourneboule sous la rotonde. Vous commencez certainement à me connaître, depuis le temps que nous nous fréquentons, vous devez par conséquent savoir que lorsque j’ai amorcé une idée, on ne peut pas me l’extraire facilement du crâne… Je caresse mon rêve et le voilà qui se met à frétiller de la queue comme un bon toutou. Parkings m’a donné l’adresse d’un correspondant de Lyon. Il m’a dit qu’en cas de pépin je pouvais faire appel à lui sans crainte. Ce serait peut-être le moment de le contacter, le mec, non ?
Ma décision est vite prise, mon plan d’action vite dressé.
La route est rigoureusement déserte devant et derrière nous. Le soleil cogne comme un sourd, c’est midi et les populations sont en train de morfiler leur portion de rutabaga…
Je pose la main sur le bras de Bonne-Bouille.
Il s’arrête de jacter et me considère d’un air interrogateur.
Je me caresse le ventre d’un geste significatif. Il stoppe en bordure d’une haie. Toutes réflexions faites, il descend pour pisser. Juste comme il vient de contourner la voiture je lève le canon de ma mitraillette et je lui ajuste une balle, une seule, dans la calebasse. Le procédé n’est pas tellement élégant, je sais bien, mais, comme disait le père Clemenceau : je fais la guerre. Et, écoutez bien ce que je vous dis : la guerre se fait à coups de saloperies.
Bonne-Bouille fait une cabriole dans le fossé ; en voilà un qui n’aura jamais su ce qui lui est arrivé. Notez que cette tombée de rideau est préférable à celles qui se font dans les chambres closes de la Gestapo.
Je coltine le corps derrière la haie et je prends place au volant.
En route !
Je ne sais pas trop sur quel terrain je m’engage, mais j’y vais de bon cœur.
Lyon !
Je traverse la banlieue de Bron, puis je fonce sur une avenue rectiligne qui conduit droit au centre de la ville.
Ça fait un bout de temps que je ne suis pas venu dans ce patelin. La dernière fois, c’était pour arroser l’avancement de mon collègue Riffet et on avait ramassé une malle qu’un régiment de déménageurs n’aurait pu décoller de par terre.
Je palpe les fouilles de mon uniforme dans l’espoir d’y dénicher un peu de fric. Effectivement, je découvre quelques marks dans un porte-lasagne et deux billets de cent balles. Il n’était pas aux as, le copain… Il avait, faut dire, peut-être croqué sa pagouze avec une souris. Y a une équipe de délurées dans les bonnes femmes, qui savent s’expliquer avec les fafiots de l’occupant. C’est une sorte de récupération, quoi !
Je stoppe devant le bistro et, avant d’entrer, j’arnouche un bon coup pour vérifier qu’il ne s’y trouve pas de sulfatés. J’aurais bonne mine si l’un d’eux m’adressait la parole. Je ne peux pas jouer au muet jusqu’à perpette.
Mais non, il n’y a personne… Du moins pas d’uniformes.
J’entre et vais droit au comptoir où le patron, une énorme enflure, rince les verres.
Il écarquille les châsses en me voyant, fait des courbettes et, la bouche en chemin d’œuf, se met à me demander ce que je veux boire dans un allemand petit-nègre qui ferait rigoler un tonneau de choucroute.
— Vous êtes Français ? je demande.
Il me répond que oui, d’un air contrit.
— Alors parlez français, je lui dis, c’est la plus belle langue que je connaisse.
Les consommateurs présents se détournent pour rire ; le patron se renfrogne.
— Un grand beaujolais, fais-je.
— Pas de vin, bougonne-t-il.
Je pousse un rugissement qui humilierait le lion de la Metro Goldwyn.
— À Lyon ! Pas de vin ! Non mais vous me prenez pour l’idiot de mon village, petit père…
Il jette des regards éperdus autour de lui.
— Mais… le contrôle économique, bégaie-t-il.
— Ne me racontez pas votre vie, patron, et servez-moi du chouette. On peut téléphoner ?
Du menton, il me désigne la cabine téléphonique, dans l’arrière-salle.
J’y vais après m’être expédié un coup de rouge.
Voyons, Parkings m’avait fait apprendre par cœur le numéro de téléphone du correspondant. Je fais un effort de mémoire ; avec tous ces récents événements, il y a un peu de brouillard dans mon grenier. Je ferme les yeux et me concentre comme l’athlète qui s’apprête à faire un saut de trente mètres. Le central est un nom américain, oui, je me rappelle : Franklin. Pour les chiffres c’était… Voilà, c’était neuf fois huit entre deux huit, soit 87–28.
Je compose ce numéro.
Une voix d’homme dit : « Allô ! »
— Monsieur Stéphane ?
— Oui, qui est à l’appareil ?
— Bons baisers, je réponds.
Un court silence, et la voix dit :
— À bientôt !
Tout est aux pommes, nous avons échangé les phrases de reconnaissance.
— Puis-je vous rencontrer ?
— Facile, arrivez, je tiens un bistro sur la route de Francheville.
Voilà qui n’est pas fait pour me déplaire. Il choisit bien ses correspondants, Parkings.
— Vous ne vous frapperez pas, je suis habillé en vert de gris…
La voix se fait gouailleuse.
— J’en ai déjà vu quelque part.
— Parfait… On peut remiser une voiture dans un endroit sûr ? Une voiture avec un chargement intéressant ?
— Amenez-vous, nous aviserons.
Il me donne son adresse et raccroche.
Je quitte la cabine pour le comptoir.
— Remettez-moi ça, patron.
Le café de M. Stéphane, c’est plutôt une auberge perdue dans la banlieue coquette. Il y a de la verdure, des jeux de boules, des tonnelles, beaucoup de soleil et des poules qui picorent sous les tables de la salle commune.
Il est seul dans son bistro lorsque j’apparais. C’est un homme d’une cinquantaine d’années portant beau. Il a une bouille d’empereur romain. Remarquez que je n’ai jamais eu d’empereur romain dans mes relations et que je n’en ai jamais rencontré non plus chez mon buraliste habituel, mais je suppose qu’ils devaient avoir la physionomie de Stéphane, les empereurs romains.
Il me regarde entrer d’un air neutre.
— Monsieur Stéphane ?
— Oui.
— Bons baisers…
— À bientôt…
Et il me tend sa main.
— C’est la première fois que j’en serre cinq à un Allemand, dit-il.
— Je ne suis Allemand qu’accessoirement…
— Je m’en doute.
— J’aurais plutôt tendance à être Français, ajouté-je.
Il rit. Puis se fait grave.
— Vous êtes blessé ?
— Des coups de cravache, pour le bas : quant au sommet, c’est une courroie qui m’a un peu entamé la perruque. Je viens de Bourgoin et…
Il pousse une exclamation.
— De Bourgoin ! Vous êtes mêlé au truc qui s’est passé ce matin ?
Je me laisse tomber sur une chaise.
— Les trucs qui se passent à Bourgoin depuis deux jours sont de moi.
— Pas possible ! Vous êtes le diable !
— Pour eux, assez, oui. Mais j’en ai plein les pieds. Je voudrais casser une croûte et me reposer un peu, c’est possible ?
— Pardine.
Je lui raconte mon odyssée. Il m’écoute avec l’intérêt que vous pensez.
— J’ai apporté le chargement de documents, conclus-je, ça peut offrir un certain intérêt, vous avez la possibilité d’expédier tout ça à Londres ?
— Beu…
Je réfléchis cinq secondes.
— Cette nuit, un avion doit venir me prendre dans un champ, du côté de Crémieux, vous ne pourriez pas lui porter les colibards ?