— Ça se gâtait pour moi, affirme-t-elle.
— Vous croyez ?
— J’en suis certaine. Gertrude et von Gleiss avaient changé de pièce pour parler. Gertrude, après l’entretien, a ouvert brusquement la porte… J’étais derrière, j’ai fait mine de ramasser des papiers que j’avais jetés à terre pour me servir d’alibi, mais je ne crois pas qu’elle ait été dupe. La preuve c’est qu’elle m’a ordonné de descendre avec elle à la cave pour vous interroger. Cela ne lui ressemble pas. Et comme la scène de…
Elle devient un peu plus rouge qu’un coquelicot.
— La scène de quoi ?
— De… Du baiser… Vous n’avez pas senti que c’était une sorte de provocation ?
— Peut-être bien, admets-je, oui, en effet, maintenant que vous m’y faites songer…
Je lui attrape une aile.
— Conclusion, primo, vous avez bien fait de partir ; deuxio, ils m’ont eu ; troisio, je les ai eus en leur foutant leur fourmilière en l’air…
— Comment ! s’exclame-t-elle, c’est vous qui… L’explosion ?
— L’explosion, c’est moi ! je fais. Une explosion, c’est presque toujours moi. Lorsqu’il y a du foin quelque part, vous pouvez parier le dôme des Invalides contre une chique de tabac que San-Antonio a ramené sa cerise dans le coin.
— Mais comment avez-vous fait ?
— Je vais vous raconter ça, Gretta ; auparavant, on va morfiler le contenu de cette musette. Je ne sais pas si vous avez les mêmes réactions que le gars Bibi, mais les aventures, ça creuse…
Je l’entraîne dans l’angle de l’entrepôt où sont jetées les couvertures du pote Stéphane. J’ouvre la bouteille de vin blanc et, sans plus de chichis nous nous mettons à faire la dînette, Gretta et moi. C’est moins rupinos que le Petit Trianon, mais je donnerais pas ma gâchouse contre celle de Tino Rossi.
On croque tout en bavardant. C’est reposant comme une partie de manille.
Lorsqu’on a fini, on s’étend côte à côte.
— Dites, je fais à Gretta, ça vous a déplu, ce matin, la fameuse séance de bécots ?
Elle redevient écarlate. Cette souris, je vous l’affirme, est émotive comme une langouste qu’on plonge dans l’eau bouillante.
— Hein ? insisté-je, vous m’en voulez ?
— Ça n’était pas de votre faute, dit-elle d’une petite voix chavirée par la timidité.
— Non…
J’allonge la main et je lui caresse doucement la joue, à cet endroit, près de l’oreille, où les gonzesses ont des petits cheveux fous.
— Et si ç’avait été de ma faute, vous m’en auriez voulu ?
— Je ne crois pas, soupire-t-elle.
Elle est chouïa, cette greluse. Je me lèverais la nuit pour en manger, parole !
— Voyez-vous, petite Gretta, je me sens plein d’indulgence pour Gertrude, malgré ses coups de nerf de bœuf.
— Ah ! s’indigne-t-elle, et pourquoi ?
— Parce qu’elle m’a permis de goûter vos lèvres. Vous savez à quoi elles sont, vos lèvres ?
Elle secoue sa tête blonde.
— À la framboise, je lui dis. Elles sont douces avec un petit goût de fruit sauvage…
Surtout rigolez pas, les aminches. Le premier qui se fend la pipe, j’y mets un ramponneau au plexus. Enfin, bon Dieu, quoi ! Ça ne vous est jamais arrivé à vous de débigocher des conneries à une poupée ?
Me faites pas croire un truc pareil, ou alors je vous prendrais pour ce que vous n’êtes pas, c’est-à-dire pour ces petits messieurs à qui pour demander l’heure on dit : « Quelle heure est-elle ? »
Bref, comme je suis au repos, je fais un doigt de cour à Gretta. Ça vaut mieux que de peigner la girafe, et puis d’abord il n’y a pas d’hésitation à avoir, car je n’ai pas de girafe sous la main, et même si j’en avais une, il n’existe pas d’échelle dans le hangar, alors !
Je lui demande la permission de l’embrasser. Elle me dit que non.
Elle me fait tellement d’effet que même si elle avait dit oui, je l’aurais embrassée.
Je lui fais un de ces cours de langue vivante tel que si je prenais des inscriptions je serais obligé d’embaucher du personnel.
Son corsage est aussi garni qu’une corbeille de mariage dans la bonne société. J’y mets la main, elle laisse agir. Ce qui vous prouve que la timidité d’une donzelle a toujours des limites ; le tout, c’est d’avoir de la patience et d’être diplomate. La femme la plus rébarbative, la plus honnête, la plus prude, se laissera faire la « bête qui monte, qui monte » si on sait lui demander gentiment la permission.
Pour tout vous dire, on ne s’embête pas. Le Stéphane c’est vraiment un zig à la hauteur ; avoir entreposé des couvertures ici, c’est comme qui dirait un trait de génie. Et qui rend, à mon humble avis, autant de services à la pauvre humanité que le vaccin contre la variole.
Gretta, c’est pas une championne du coup de reins ; non, dans un sens c’est mieux que ça ; c’est de la gerce qu’a des dispositions naturelles.
J’aime autant vous dire que le temps ne nous dure pas. Il me semble que je viens tout juste d’arriver lorsque Stéphane radine.
Il fait une drôle de trompette, l’empereur romain, lorsqu’il m’aperçoit en compagnie d’une dame. Il ne sait quelle attitude adopter, d’autant qu’elle est également en uniforme.
Je fais les présentations. Son visage s’éclaire comme les vitrines de Noël du Printemps.
Je passe les fringues qu’il m’a apportées. Pour Gretta, elle n’a qu’à quitter sa veste et ôter ses bas gris, elle sera de la sorte en civil.
— Beau boulot que vous avez réussi à Bourgoin ! dit-il.
« Vous savez, c’était rudement important comme matériel, ce que transportaient les wagons. Ces messieurs eux-mêmes l’avouent, c’est sur le journal.
Il me tend la feuille du soir. Je lis le papier suivant :
Hier après-midi, un groupe de terroristes a fait sauter un train de marchandises sur une voie de garage, à Bourgoin (Isère), tandis qu’on changeait la locomotive. Ce convoi, venant d’Italie, transportait le prototype d’une arme secrète construite en Italie et qui était destinée par la Wehrmacht à la base aérienne de Toulouse. L’attentat a causé la mort de huit personnes, dont sept soldats allemands. Le chef des terroristes, arrêté peu après, est mort dans l’explosion d’un petit dépôt de munitions stockées près de la pièce où il était détenu en attendant son exécution…
Suit toute une ribambelle de salades sur ce geste odieux ; sur la répression de ces bandits à la solde de l’Angleterre, etc.
Je tends la feuille à Stéphane.
— Oui, conviens-je, c’était important. Important au point que, l’attentat étant négatif, les Allemands, qui pourtant soignent leur propagande, préfèrent laisser croire qu’il a été positif.
Je lui fais part des révélations de Gretta.
— Qu’est-ce que tout cela peut bien vouloir dire ?
— Que la plus grosse partie reste à jouer pour nous.
« Vous vous êtes arrangé avec votre équipe pour porter les paperasses à l’avion ?
— Tout est O.K. ; j’ai confié à Barthélemy, un professeur de langues, le soin de grouper un peu les papiers. Il sera là d’une minute à l’autre.
— C’est une bonne idée.
— Qu’allez-vous faire ? s’informe-t-il.
— Retourner à Bourgoin, comme je vous l’ai laissé entendre tout à l’heure.
— Vous n’y songez pas ! s’écrie Gretta, c’est de la folie ; la ville doit être en état d’alerte si on s’est aperçu que vous vous êtes enfui. D’autre part, ils doivent savoir à l’heure qu’il est que leur voiture de documents n’est pas arrivée à bon port et si, comme je le suppose, il y a là-dedans des papiers importants, ils vont remuer ciel et terre…