— Eh bien, ils remueront ce qu’ils voudront. J’ai un premier turbin en perspective : liquider Gertrude, cette fille empoisonne l’Intelligence Service depuis pas mal de temps, ce sera une bonne chose qu’elle avale son bulletin de naissance…
Ils essaient encore de me fléchir, mais lorsqu’une idée me tient, on aurait plus vite fait d’apprendre la pyrogravure à un tigre du Bengale que de m’en faire changer.
— Vous, Gretta, reprenez contact avec votre groupe de Lyon ; quant à vous, Stéphane, passez une radio à Parkings pour lui annoncer que je ne rentrerai pas ce soir, mais qu’il envoie néanmoins le zinc afin de rentrer les documents. Mettez-le au courant de cette histoire de bombe-radio ; n’oubliez surtout pas de lui raconter le détail du faux train. Je vous jure que si nous parvenons à repérer le bon convoi, je le transformerai en feu d’artifice…
Barthélemy gratte à la porte du hangar. C’est un petit bonhomme au nez pointu, chaussé d’énormes lunettes d’écaille. Il est affligé d’un tas de tics et il ressemble à un rat.
Stéphane le met au courant du travail qu’il attend de lui.
— Vous comprenez, finit-il, en matière de conclusion, c’est assez périlleux de véhiculer des papiers de ce genre en ce moment, tâchons d’éviter au moins les paperasses inutiles. Faites un tas à part de tout ce qui n’offre manifestement aucun intérêt : factures, papelards intérieurs, etc. Nous les brûlerons. Le reste, empilez-le dans le tonneau que voici, il est truqué, on peut y fiche du pinard entre les doubles parois, et comme j’ai une licence de transport pour quelques hectos…
Pendant que le petit prof se met au turf, nous filons, à pinces, au bistro de Stéphane.
La nuit est complète. Pas une lumière, le ciel lui-même adopte le couvre-feu, car il est bouché comme un garçon de ferme.
— Belle nuit pour le turbin, apprécie Stéphane.
Il ajoute :
— Vous allez prendre le train pour Bourgoin ?
— Oui…
— Vous avez tort, la gare de Perrache doit être surveillée comme une casserole de lait sur le feu. Nous ferons un crochet en allant à Crémieux et nous vous mettrons à une des stations de la ligne ; ce sera plus prudent, ça boume ?
— O.K.
— On pourrait vider une paire de « pots » en attendant l’heure du départ ?
— On pourrait…
Il y a chez l’empereur romain une arrière-salle aux pommes. Nous nous installons. Gretta contacte par fil son correspondant de Lyon, un autre Polak, si j’en juge au langage qu’elle utilise pour lui parler. Elle raccroche et se tourne vers moi.
— Notre réseau est mal en point, dit-elle, mon camarade me dit que les arrestations se multiplient. Il me conseille de me cacher en attendant.
Elle hausse les épaules.
— C’est facile à dire…
Stéphane intervient :
— La maison est grande, dit-il, si vous voulez rester ici, ne vous gênez pas…
Il a parlé d’un petit ton détaché, mais je ne m’y trompe pas ; Stéphane c’est un drôle de cavaleur qui préfère escalader une gerce bien gironde plutôt que l’Himalaya.
Moi, ça me fait marrer à l’intérieur.
— Acceptez, conseillé-je à Gretta, c’est la meilleure solution…
Faut vous dire que je ne suis pas jaloux. Une souris, c’est une souris, et faut être complètement déplafonné pour vouloir s’en annexer une. C’est en étant exclusif qu’on s’attire les pires ennuis.
Elle fait un signe affirmatif.
— Je vous remercie, murmure-t-elle.
On vide deux nouvelles bouteilles pour arroser ça. Puis Barthélemy arrive. Il dit qu’il en a terminé avec son triage, on a rudement bien fait de déblayer le terrain ; sur tout le lot, ce qui peut présenter un intérêt quelconque peut tenir dans une serviette.
Stéphane qui jaspine un peu l’allemand parcourt ces papiers. Soudain, son attention est attirée par un télégramme daté de la veille.
— Tiens, marmonne-t-il, voilà qui me paraît avoir une corrélation avec votre histoire de wagons. Voulez-vous traduire ce télégramme, Barthélemy ? Je crains que mon allemand soit un peu défaillant.
Le petit rat à lunettes s’empare de la feuille.
— Ça vient de Milan, dit-il.
— Quel est le libellé ?
Il lit :
Matériel V 10 expédié suivant formule 2
Plans, système inchangé
— Tout cela ne nous serait utile que si nous savions en quoi consiste cette formule et ce système, fais-je.
Je prends le menton de Gretta.
— Vous avez des tuyaux là-dessus ?
— Aucun, dit-elle, vous savez, j’étais simple dactylo et je m’occupais du secrétariat intérieur, les choses intéressant le haut état-major ne me sont jamais passées par les mains.
— Pensez-vous que Gertrude soit au courant ?
— Il me semble, oui.
— Parfait, je murmure, alors il va y avoir du sport !
CHAPITRE VII
Si Félicie était bousculée par le type qui descend à Bourgoin d’un omnibus déglingué, elle le traiterait de malotru et lui casserait son parapluie sur la hure sans se douter qu’il s’agit de son fils bien-aimé, le très respectable et très vigoureux San-Antonio.
Je me suis livré en effet, chez Stéphane, à une séance de maquillage qui ferait crever de rage Frégoli en personne.
Je porte des lunettes de myope qui me font des châsses de poisson exotique, j’ai les tempes grisonnantes et je suis coiffé d’une casquette de laine, ce qui offre l’avantage de dissimuler mon pansement. Tel que, avec mes fringues honnêtes mais de coupe modeste, j’ai l’air d’un brave Français moyen qui rentre chez lui pour prendre les informations et déplacer des petits drapeaux sur la carte de Russie.
J’ai une carte d’identité toute neuve sur laquelle il est écrit que mon blaze c’est Jean Leroy et que je suis chef magasinier dans une usine d’électricité.
Bref, je m’estime à peut près paré. D’autant plus que j’ai un superbe colt passé dans l’élastique de mon support-chaussette.
Stéphane, qui est le mec le plus démerdard qu’on ait jamais vu en circulation, a téléphoné à un de ses potes qui est coiffeur à Bourgoin, pour lui demander de m’héberger et l’autre, qui n’a rien à lui refuser, a accepté de grand cœur.
Son salon est dans la Grand-Rue. Il est évidemment fermé au moment où je débarque, car il est environ dix heures du soir, mais je n’ai qu’à frapper trois petits coups à la lourde et on m’ouvre.
Le gars qui se tient devant moi a une blouse blanche, il frise la cinquantaine, ce qui ne me surprend pas de la part d’un pommadin ; il a un commencement de calvitie, des dents en or sur le devant du pavage et un gentil sourire de mec qui biche la vie par les cheveux.
— Entrez, me dit-il.
Il me regarde comme on regarde n’importe quoi, sans curiosité, sans appétit. Mon aspect extérieur ne l’intéresse pas. J’aurais une tête de bois ou des sangsues comme boucles d’oreilles qu’il ne sourcillerait pas davantage.
Il m’introduit dans une salle à manger rustique.
— Voulez-vous manger ?
— Non, merci.
— Vous boirez bien un coup ?
— Plutôt deux.
Il ouvre un buffet et sort une bouteille de fine champagne. C’est un genre de lotion qui me botte.
Nous trinquons.
— Paraît qu’il y a du chambard dans votre coquette petite cité ? je demande.
Il hausse les épaules.