— Oh, oui… Les Allemands sont emmerdés par des résistants.
« Alors il y a de petites explosions de temps en temps…
— On fusille des otages ?
— Comme partout, c’est la guerre.
Il a l’air de s’en foutre, qu’il y ait la guerre ou pas.
— Connaissez-vous le docteur Martin ?
— Oui. Un vieil ivrogne ?
— C’est ça. On m’a dit qu’il avait été emballé ces jours ?
— Il paraît, mais on l’a relâché.
J’ai un sursaut de joie. Ça c’est poil-poil, y a vraiment un Dieu pour les saoulots !
Je réfléchis.
— J’aimerais le voir, seulement sa crèche doit être surveillée. J’ai idée qu’on l’a remis à l’air pour qu’il serve d’appât. Comment pourrais-je m’y prendre ? Vous avez une idée, vous ?
— Oui, dit-il paisiblement.
— J’écoute ?
— Mon gosse a les oreillons…
— C’est lui qui le soigne ?
— À partir de maintenant, oui.
Il tourne la petite manivelle du téléphone.
— Donnez-moi le docteur Martin, demande-t-il à la poste.
Quelques secondes. On entend bourdonner à l’autre bout du fil, puis un déclic.
Je saisis le second écouteur. Une voix bourrue que je reconnais aussitôt demande d’un ton rogue :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ici, Adam, fait mon hôte.
— Le premier homme ? demande le toubib.
— Le premier homme du canton, indiscutablement, et peut-être du département, dit paisiblement le merlan.
Il a un rire bref.
— Le coiffeur de la Grand-Rue, docteur. Mon gosse n’est pas bien, pouvez-vous passer ?
— Tout de suite ?
— Le plus tôt possible…
Martin se met à fulminer, il dit que mettre des enfants au monde lorsqu’on vit une époque comme la nôtre est une suprême incorrection ; et que ceux qui ont choisi d’être docteur en médecine devaient avoir dans le cerveau une araignée grosse comme un crabe. Pour conclure il annonce qu’il va rappliquer. Effectivement, il radine un quart d’heure plus tard, la cravate de travers et avec du jaune d’œuf dans sa barbiche.
Adam l’introduit dans la salle à manger.
— Où est l’enfant ? demande Martin.
— Dans sa chambre.
— Alors menez-moi à son chevet, saperlipopette !
— À quoi bon, dit Adam, il dort, et puis les oreillons, vous savez, ça n’est pas un cas désespéré…
— Quelle est cette plaisanterie ?
Jusqu’ici je suis resté assis dans un angle de la pièce. Je me lève et m’approche du docteur.
— Et alors, doc ! je fais en retirant mes lunettes, toujours aussi grincheux, à ce que je vois, hé ?
Il fronce les sourcils et me regarde attentivement, puis un large rire s’épanouit sur son visage.
— San-Antonio ! Par exemple ! Vous ici, mon cher ami…
Je lui flanque une bourrade.
— Drôle de pastaga ! je lui dis. Ils ne vous ont pas trop molesté ?
— À peine… Quelques coups de pied aux fesses… Puis ils m’ont flanqué dehors sans explication.
— Hum, je craignais qu’ils vous fusillent, ils ont coupé des types en quatre pour moins que ça, non ?
— Pour sûr, mais j’ai cru comprendre que ma qualité d’ivrogne était un élément dominant dans leur décision clémente. Voyez-vous, ce sont des gens qui ont le culte de la grandeur, de la force… Leur idéal est en forme de statue équestre, alors ils se désintéressent de ce qu’ils méprisent…
— Pas mal raisonné.
Il me touche le bras.
— Vous avez un fameux culot de revenir dans le pays après tous les tours que vous leur avez joués…
— J’avais envie de revoir Gertrude, figurez-vous.
— Gertrude ?
— L’espionne pour le compte de laquelle je suis en France présentement.
Il a l’air effrayé.
— Vous voulez lui parler ?
— Lui parler… et autre chose. Et je compte encore sur vous pour m’aider, doc.
Il fait oui de la tête.
— Ça ne vous effraie pas ?
— Du tout ! Vous êtes la providence de mes vieux jours, commissaire. Grâce à vous, j’aurai été tiré de cette affreuse monotonie… Que puis-je faire pour vous être utile ?
— Demain, à la première heure, vous irez à la Kommandantur…
— Bon.
— Vous demanderez un entretien au major von Gleiss…
— Oh, oh !
— Toujours d’accord ?
— Toujours.
— Vous lui direz qu’à votre réveil vous avez trouvé un mot de moi, glissé sous votre porte. Vous expliquerez que, désireux de ne plus être mêlé à de sales histoires, vous lui apportez ce mot.
Je tire un morceau de papier et un crayon de ma poche.
— Je vais vous le rédiger.
J’écris :
Cher docteur, pardonnez-moi de vous avoir entraîné involontairement dans une vilaine aventure ; heureusement, cela ne s’est pas trop mal terminé. Je vous demande un dernier service ; si un messager se présentait chez vous de ma part, dites-lui que, grâce à Gertrude, nous savons que le matériel V 10 a été expédié suivant la formule 2. Merci encore.
— Voilà, fais-je en tendant le papier, c’est entendu, n’est-ce pas ?
— Vous pouvez y compter.
— Je ne bouge pas d’ici, vous me préviendrez de la suite des événements ; attention au téléphone ! Votre ligne doit être branchée sur la table d’écoute…
— Je serai prudent, promet-il.
Le coiffeur offre une rincette et Martin se casse, sa trousse sous le bras.
— Brave type, fais-je, lorsqu’il est sorti…
— Oui, dit Adam, un peu dans le cirage, par exemple… Il est misanthrope, c’est une espèce de vieux chnock.
« Vous voulez vous coucher ?
— Si c’est un effet de votre bonté…
J’ai eu une journée chargée, vous en conviendrez. Et puis la petite séance dans le hangar, avec Gretta, c’est un casse-pattes de première…
Adam me conduit dans une gentille chambrette où on aimerait s’enfermer avec une bergère pour passer les vacances de Noël. C’est propre, avec de la cretonne, un lit en cuivre, un parquet bien encaustiqué. Je lui serre la pogne et, en moins de temps qu’il n’en faut à un homme des cavernes pour allumer sa bouffarde avec deux morceaux de bois, je suis dans les torchons, les mains derrière le bocal, le cœur léger comme la conscience d’un marchand de bagnoles.
Je m’éveille en sursaut, en proie à un cauchemar.
Dans mon rêve, y a un grand type sans yeux qui me court après, le long d’un immense fleuve. Pour lui échapper, je gravis à toute allure les échelons d’acier d’un plongeoir. Mais plus je les escalade, plus il y en a. Cela fait comme une échelle de pompiers en plein développement.
J’ouvre les yeux ; je me sens le corps trempé de sueur et ma petite sonnette d’alarme interne carillonne tant qu’elle peut.
D’un bond, je m’assieds dans mon lit, les tempes battantes. Tout est silencieux dans la turne. Et pourtant, je sais que c’est un bruit qui m’a réveillé. Mais quel bruit ?
Je me lève et vais entrouvrir la porte. Il n’y a pas d’autres sons de ce côté-ci que le double ronflement provenant de la chambre à coucher d’Adam et de sa bonne femme.
Je repousse la porte et m’habille en hâte. Je sais que je ne vais plus pouvoir refermer l’œil.
Il y a un petit réveil sur la table de chevet, son cadran lumineux dit trois heures.
La petite sonnette d’alarme continue à tinter en moi. Je connais son aigre signal, c’est un sixième sens qui déclenche le signal. Il est infaillible. Je sais, je sens qu’il se passe quelque chose…