Faut croire que j’ai l’œil, car je plonge, les quilles en premier, comme une fléchette, dans le monticule. Je m’y ensevelis jusqu’à mi-corps.
Et dire que je ne voulais pas croire au marchand de sable, lorsque j’étais mouflet !
Je m’ébroue pour chasser les grains de sable de mes vêtements, puis quitte mes tatanes et, en chaussettes, je me calte, rasant les murs.
La maison du docteur Martin est toute proche. Mon sens de l’orientation infaillible m’y conduit tout droit. Je demeure un long moment à l’abri d’un mur afin d’observer la rue du docteur. Mais je comprends que mes craintes sont vaines, il n’y a personne, c’est-à-dire aucun observateur indiscret, devant le cabinet du praticien.
À moins qu’on n’ait posté quelqu’un dans sa turne, la route est libre. Je peux risquer le paquet. C’est mon occupation favorite.
En quatre enjambées je traverse la rue et je me suspends à la sonnette du vieux poivrot.
On dirait qu’il m’attendait, car la lourde s’entrouvre presque immédiatement.
— Vous ! s’exclame-t-il.
— Oui. Vous n’étiez pas couché ?
— Non, je venais de recevoir un coup de fil ; un accouchement. Vous vous rendez compte ! Il y a de sacrées femelles qui fabriquent des gosses pendant que le monde est à feu et à sang.
Il me regarde.
— Mais que se passe-t-il ?
— La maison du coiffeur est cernée ; grâce à Dieu, et un peu aussi à ma souplesse, j’ai réussi à filer.
— Entrez vite.
Il boucle la lourde.
Nous allons dans la petite pièce du fond, là où les placards regorgent de vieux marc avec des plantes qui y macèrent.
— C’est incroyable ! s’exclame-t-il. J’espère qu’ils n’auront pas l’idée de vous rechercher ici. Restez-y, pendant que je vais accoucher ma bonne femme.
Je secoue la tête.
— Non ? fait-il, vous ne voulez pas rester ?
— Erreur, donc, fais-je, je veux bien rester, mais vous ne sortirez pas d’ici, la brave dame accouchera toute seule. Il n’y avait pas de sage-femme pour accoucher la mère Ève, elle s’est démerdée toute seule et pourtant nous sommes là, vous et moi.
— Vous avez un raisonnement assez spécial, dit Martin en souriant.
Il me fixe attentivement.
— Qu’avez-vous ? demande-t-il.
— J’ai que j’en ai marre, doc.
— De quoi ?
— C’est de qui qu’il faut dire. Marre de vous, monsieur Martin, et de vos saloperies.
— Vous êtes fou !
— Je suis la dernière personne à pouvoir répondre à cette question. Mais fou ou raisonnable, je sais que vous êtes un fumelard de première classe, docteur. Vous êtes un sale petit vieux, pourri jusqu’au cerveau.
— Dites donc ! Commissaire…
— Taisez-vous. L’autre soir, vous m’avez donné l’hospitalité parce que j’apportais un élément trouble dans votre infecte existence et que vous aimez le noir, comme les chauves-souris.
« Je me suis confié à vous. Vous m’avez aidé à découvrir le message et, pendant la nuit, alors que, confiant, je reposais sous votre toit, mis K.-O. par la piqûre que vous m’aviez faite, vous êtes allé à la Kommandantur faire le compte rendu de votre histoire. Vous leur avez porté le papier, vous leur avez proposé de me livrer, mais eux ont voulu tendre un piège, pas à moi, j’étais désarmé, vous le leur aviez dit, mais aux types du réseau qui avaient capté cette information et qui, selon toute probabilité, ne manqueraient pas de tenter quelque chose. C’était une occasion de les démasquer.
« Le matériel secret a été détourné, doc, mais le train a continué son circuit initialement prévu.
« Ils ont laissé s’accomplir l’attentat parce qu’ils pensaient pouvoir intervenir. Mais je les ai eus avec mon coup de la locomotive, ça a fait plus de casse qu’ils ne le supposaient. Ils en ont déduit que j’avais des accointances avec la bande et c’est pourquoi ils m’ont interrogé par la suite.
« Vous, vous aviez pour mission de me récupérer. Vous l’avez fait et comme, même sans arme, j’ai prouvé que j’étais un gars dangereux, vous m’avez saoulé avant de me conduire ici où les vert-de-gris m’attendaient.
« Voilà pourquoi, alors qu’on a fusillé d’innocents otages, vous n’avez pas été inquiété.
« Je me refusais à le croire, malgré les vagues soupçons qui m’effleuraient et j’ai continué à jouer franc-jeu avec vous. Tout à l’heure, en sortant de chez le pauvre coiffeur, vous avez mis les Allemands au courant de ce qui se passait. Et ils ont lancé l’assaut. Une fois encore, je leur ai échappé.
— Pas pour longtemps, grince Martin.
— Il faut toujours dire « peut-être », mon cher.
Je tire mon revolver. Je vois son visage se décomposer, prendre une vilaine couleur grise.
— Non, non, implore-t-il.
— Et vous jouez au grand philosophe, au papa bougon, docteur Martin ; permettez-moi de vous dire que vous n’êtes qu’une bonne vieille merde !
Je le regarde, ma main tremble de fureur.
— Vous tenez à votre vieille peau, hein ?
Il baisse la tête.
— Si je vous donnais une occasion de la conserver, vous seriez fou de joie, hein ?
Il me regarde d’un air avide.
— Vous allez téléphoner aux Allemands, doc, vous leur direz que je leur ai échappé, que je suis venu chez vous, que je vous ai demandé de me prêter votre voiture et que j’ai filé avec. De la sorte ils n’auront pas l’idée de me chercher en ville pendant un bon moment. Vu ?
Il fait signe que oui.
Au moment où il sonne le standard, je lui dis :
— Un mot de travers et je vous étends raide, docteur, vous devez mieux qu’un autre imaginer l’effet que produit une balle dans le ventre…
Il obtient la communication et demande à parler au major von Gleiss. On lui donne satisfaction lorsqu’il a décliné son identité. Ils doivent l’avoir en considération, les Frizous !
Il débite le petit boniment. Von Gleiss lâche des mots rudes et se lance dans un laïus impressionnant.
— Qu’a-t-il dit ? demandé-je au médecin une fois qu’il a reposé l’appareil sur sa fourche.
— Que je ne bouge pas d’ici et que je le prévienne immédiatement s’il y a du nouveau.
— Bon.
Je réfléchis.
— Depuis la destruction de leur repaire, où se sont-ils installés ?
— Hôtel de Grenoble.
— C’est là que vous êtes allé tout à l’heure ?
Il baisse la tête.
— Oui, souffle-t-il.
— Avez-vous aperçu une femme, dans l’entourage de von Gleiss ?
— Oui.
— Comment était-elle ?
Il me fait une parfaite description de Gertrude.
— Très bien.
Je pose les bouteilles alignées sur la table par terre et je m’empare de la nappe.
— Que… que faites-vous ? demande Martin.
— Vous voyez, j’entortille cette nappe autour de mon revolver, de la sorte il ne fera presque pas de bruit.
« C’est un petit truc que nous connaissons dans l’armée du crime… De la sorte on prendra la détonation pour celle d’un bouchon de champagne qui saute. Venant de chez vous, un tel bruit ne peut surprendre, pas vrai, doc…
— Mais…, balbutie-t-il, mais je… Vous…
Puis il crie :
— Non ! Non ! Pas ça…
Je braque l’énorme paquet d’étoffe dans sa direction et je presse la détente.