Il prend la dragée dans la poitrine. Il ouvre le bec et se met à haleter ; je lui mets un second pruneau dans la tête et il tombe enfin, le front percé au-dessus de l’œil gauche.
— Oh merde ! me dis-je en détournant la tête. Voilà qu’on est obligé de buter les vieux à c’t’ heure !
CHAPITRE VIII
Dans ce putain de métier qu’est le mien, on ne peut jamais s’arrêter. Toujours naissent des éléments nouveaux qui nous poussent en avant à grands coups de tatanes dans le pétrus.
Je prends ma respiration et je regarde autour de moi avec hébétude. Me voici à une voie de bifurcation. Quelle conduite adopter, maintenant ? Me planquer de mon mieux et attendre que ça se tasse un peu pour moi, ou bien attaquer ?
Je vous prie de croire qu’il doit y avoir un fameux pastis sur les routes ! Les Allemands se remuent et arrêtent même les chiens errants pour leur réclamer leurs papiers. Sincèrement, j’estime que, présentement, je n’ai pas plus de chance de m’en sortir que le type qui saute du troisième étage de la tour Eiffel avec un parapluie en guise de parachute.
Que faire ? C’est le moment de se frotter le cerveau à l’encaustique pour faire reluire les idées…
À tout hasard, j’ouvre la porte du cabinet de Martin et j’y jette un de ces regards que les romanciers qualifient de circulaires.
Il y a une blouse blanche à un portemanteau. Je pose ma veste et je la passe. Elle me gêne un peu aux entournures, mais elle me va tout de même. Il y a aussi une calotte ronde d’infirmier, je m’en coiffe : elle me va, Martin avait un gros bocal. Je m’empare d’un flacon de mercurochrome et, en trempant mon doigt dedans, je dessine une croix rouge sur la calotte et sur la manche gauche de la blouse. Puis je remets mes lunettes…
Je jette un coup d’œil dans la glace au-dessus du lavabo ; oui, je crois que ça peut aller, j’ai tout de l’infirmier.
Je m’empare d’une boîte en métal blanc sur laquelle est dessinée une croix bleue. Elle contient un nécessaire complet à pansements.
M’est avis qu’un infirmier en vadrouille ne doit surprendre personne avec tous les coups de ronflonflon qui partent des quatre coins de la ville !
En tout cas, l’heure des hésitations est passée.
Je me cale la boîte sous le moignon et je quitte la cambuse du vieux donneur. En voilà un qui a bien cherché ce qui lui est arrivé. Il répétait sans cesse qu’il buvait pour se souvenir, moi je lui ai offert une tournée qui lui a fait tout oublier.
Les rues sont animées comme un dessin de Walt Disney. Mais le motif et les personnages ne varient pas : ce sont des Allemands qui se remuent. Ils galopent à droite et à gauche, en brandissant des lampes et des pétoires. Une fameuse fantasia, je vous jure !
Moi, je me mets à arpenter le milieu du trottoir d’un air préoccupé.
Un officier m’interpelle :
— Monsieur ! Papires !
Je frappe ma boîte et je secoue la tête.
— Pas papires sur moi, je viens de l’hôpital, on a téléphoné d’envoyer quelqu’un à l’hôtel de Grenoble, il y a des blessés.
Il n’insiste pas.
Je continue mon petit bonhomme de chemin. Un panneau m’indique l’hôtel. Je m’y dirige de mon allure paisible. Il y a deux factionnaires armés de mitraillettes devant la lourde. Ils me barrent la route d’un air aussi peu accommodant que possible.
— Où allez-vous ? articule laborieusement l’un d’eux.
J’emploie le même argument que précédemment.
— On a téléphoné à l’hôpital que quelqu’un était blessé…
Le gars hésite.
— Ausweis ? demande-t-il.
Je hausse les épaules.
— Nein, pas eu le temps, on a dit : « Faire vite. »
Il me regarde, je biche mon air le plus sévère derrière mes carreaux.
— Ouvrez la boîte ! ordonne-t-il.
J’ouvre complaisamment ma boîte. Les petits ustensiles chirurgicaux semblent l’impressionner. Ça impressionne toujours un profane, que ce profane-là soit Allemand, Français, Américain ou Papou.
Le visage du factionnaire s’éclaire.
— Passez, dit-il.
J’entre dans l’hôtel. Il y a des officiers chleuhs dans le hall qui discutent avec véhémence.
Derrière la caisse de la réception, un brave type chauve comme une aubergine remue le contenu d’une tasse de café en faisant des efforts de titan pour se tenir éveillé.
Je m’approche de lui.
— Salut, je fais, il paraît qu’il y a quelqu’un de blessé chez les sulfatés ?
Il prend un air épouvanté.
— Chut ! supplie-t-il, pas si fort, la plupart d’entre eux parlent le français.
— Le français peut-être, je fais, mais sûrement pas l’argot. Allons, frisé, dites-moi où est la blessée.
— Quelle blessée ? fait-il, ahuri…
— Comment voulez-vous que je le sache, bougonné-je, on a dit qu’une jeune femme venait de se couper le poignet avec son verre à dents… Je connais pas vos pensionnaires, moi. Et je m’en porte pas plus mal…
À nouveau, il fait une tête de constipé.
— Gardez vos réflexions pour vous ! murmure-t-il, ils sont à cran depuis deux jours, je n’ai pas envie de finir la nuit contre un mur, moi…
Il fronce les sourcils.
— Avec eux, il n’y a qu’une femme, les secrétaires couchent à l’annexe…
— Eh bien alors, mon poète chevelu, vous êtes complètement décalcifié de la citrouille. C’est sûrement d’elle qu’il est question.
Je me fais péremptoire.
— C’est pas le tout, elle est peut-être en train de saigner, la donzelle, remarquez que ça en fera toujours une de moins… Quelle chambre ?
— 28, dit-il précipitamment, deuxième étage.
Je touche le bord de ma calotte d’un doigt négligent et je m’engage dans l’escalier. Jusqu’ici ça s’est merveilleusement passé, seulement le plus duraille, le fin du fin, le trapèze de haute école reste à faire.
Il s’agit de décider Gertrude à m’ouvrir sa porte ; puis il s’agit de la trouver seule…
Je grimpe les escaliers lentement. J’arrive au second palier, il est désert. Je cherche la porte 28 ; elle se trouve au fond du couloir. Je m’arrête devant et je prête l’oreille. Je ne perçois aucun bruit ; si elle est là, Gertrude, elle est seule ou avec un type qui pionce.
Je m’accroupis et examine la serrure. La clé est dedans et le pêne est engagé dans la gâche. Donc l’oiseau est au nid. Si au moins je parlais allemand !
Tant pis, je dois continuer à foncer, toujours cet engrenage du diable qui vous pousse en avant…
Si une porte s’ouvrait et qu’un de ces messieurs m’aperçoive devant cette porte, dansant d’un pied sur l’autre, il se demanderait ce que je maquille.
Je frappe discrètement.
Rien ne répond.
Je remets la gomme dans le fortissimo. J’entends un soupir puis une voix de femme lance quelque chose en allemand sur le mode interrogateur.
— C’est le garçon, dis-je de ma voix la plus fluette. Monsieur l’officier me charge de vous dire que l’homme que vous recherchiez est arrêté et que si vous voulez le voir, vous deviez descendre dans le petit salon de l’hôtel.
Gertrude pousse une exclamation. Je l’entends sauter du lit.
— Dites que j’arrive, lance-t-elle.
Je réponds :
— Parfaitement, mademoiselle.
Et je m’éloigne de la porte ostensiblement. Mais je radine vite sur la pointe des pieds en prenant bien soin de marcher sur la carpette.
J’extrais mon feu de mon support-chaussette où j’ai pris l’habitude de le planquer et je le tiens braqué en direction de la porte, en prenant soin de le dissimuler aux regards d’un éventuel arrivant avec la boîte à pansements.