— Voilà le hic ! Il paraît, aux dires d’un de nos camarades qui demeure dans le secteur, que le nombre d’hommes gardant ce point stratégique est extrêmement important. La seule solution, c’est de le faire bombarder par l’aviation…
Je secoue la tranche.
— Ça leur ferait comprendre que nous sommes au courant, et ils prendraient une fois de plus de nouvelles dispositions, nous n’allons pas jouer à cache-cache avec cette sacrée fusée pendant cent sept ans ! Non, je crois bien qu’il me vient une idée. Seulement, la partie est la plus téméraire de toutes celles que j’aurais jouées jusqu’ici. Elle nécessite en tout cas un plan d’action drôlement soi-soi.
« D’après les estimations de vos collaborateurs, il faut combien de temps pour atteindre l’écluse ?
Il réfléchit.
— Il est près de sept heures, la navigation fluviale est interrompue… Elle y sera… demain matin vers les dix heures.
— Nous agirons donc à neuf heures. Pouvez-vous, d’ici-là, me trouver un camion de fort tonnage, une demi-douzaine de compagnons déguisés en Allemands, et un faussaire habile capable de rédiger de faux ordres de mission en allemand ?
— On va s’y mettre illico. Le camion, je l’ai… Les uniformes ne sont pas difficiles à trouver.
— Il faut une tenue d’officier supérieur à un type parlant couramment l’allemand. C’est dur à dégauchir, ça ?
— Barthélemy fera l’affaire.
— Il est gonflé pour les coups durs ?
— Lui ! s’exclame Stéphane, l’essayer c’est l’adopter ! Le plus difficile sera de lui trouver des fringues à sa taille, enfin on va tâcher de se débrouiller. Il vous fera également les faux papiers, vous n’aurez qu’à lui indiquer les textes, il a un outillage complet : tampons, papiers à en-tête, cachets, etc.
— Très bien.
Stéphane va pour s’éloigner.
— Attendez…
— Oui ?
— Vous pouvez avoir du plastic ?
Il rigole.
— Demandez plutôt à un marchand de marrons s’il peut avoir des marrons !
— Je veux dire une quantité suffisante pour faire sauter l’écluse ?
— J’en ai assez pour faire sauter la Chancellerie de Berlin, soyez sans inquiétude.
Il se gratte le crâne.
— Ce qui me chiffonne, dans ce que vous m’avez demandé, ce sont les zouaves parlant allemand.
Depuis un instant, Gretta est entrée dans la pièce et se tient accoudée à la commode.
— Vous cherchez des camarades parlant allemand ? demande-t-elle, je puis vous en fournir, moi. Tous les gens de mon réseau, ou presque, parlent allemand.
Je sursaute.
— Mais c’est une idée, ça, Gretta d’amour. Vous avez la possibilité de les contacter ?
— Par l’intermédiaire de mon correspondant, oui. Je lui dirai de se mettre en rapport avec vous.
— Allez-y.
L’enfant se présente bien, mais j’ai dans l’idée que les heures qui vont suivre seront fraîches et joyeuses.
CHAPITRE X
Je ne sais plus quel endoffé a écrit quelque part que les bords de la Saône, dans les environs de Lyon, dépassent en beauté les plus baths coins de l’Île-de-France. Il n’était pas plus crétin que ça, le mec en question, et y en avait autant dans sa pensarde que dans un tube de pâte dentifrice.
La Saône est verte, d’un beau vert profond et chatoyant. Le soleil y met des grandes traînées d’argent et un petit zéphyr en caresse la surface. Vous vous rendez compte de ce que mon tempérament poétique est capable d’accoucher ? Il sait manier la lyre, le bonhomme, non ? Moi, Lamartine il ne m’épate pas, je lui rendrais des points si nous faisions un concours…
Je descends de ce tramway qui remonte la Saône et qu’on appelle à Lyon le Train bleu. Je tiens à la main une valise bourrée d’explosifs.
Si jamais un des soldats qui occupent les abords de l’écluse me demande de l’ouvrir, ça va faire un drôle de foin !
L’écluse est là, sur la gauche, bien gardée, je vous prie de le croire. Je m’en approche, le plus possible, l’air innocent. Les Allemands froncent les sourcils en me voyant avancer. Il y a gros à parier que je vais me faire interpeller si Stéphane n’entre pas en jeu. Heureusement, le voilà. Il débouche à bicyclette et me frôle.
— Eh dis donc, tordu ! je lui lance, tu peux pas faire attention ?
Il freine et se retourne.
— De quoi ! qu’il fait, monsieur a des rognes ?
— Alors, on écrase les gens sans rien dire, maintenant.
— Où que t’as vu que je t’ai écrasé, hé, paumé ? Et même que je t’aurais écrasé, écoute voir : ça ferait un beau melon de moins dans les parages !
— De quoi ! je hurle en posant ma valise à terre.
Du coup, les vert-de-gris sont intéressés par l’algarade et se rapprochent.
Spectacle permanent. On va leur en fiche pour leur argent.
— Tu veux me causer de près, dit Stéphane en descendant de vélo et en se rapprochant.
— Malpoli !
— Connard !
— Répète !
— Tu la veux, ma main sur ta sale gueule, dis, pour voir, tu la veux ?
Les Allemands se tordent de rire.
Moi je m’avance vers le vélo de Stéphane et je balanstique un coup de pinceau dans les rayons.
— Regarde ce que j’en fais, de ton clou, fesse de rat !
Il pousse un rugissement d’indignation.
— Tu vas me le payer ! Un vélo quasiment neuf !
— Neuf ! Tu l’as trouvé aux ordures, là où ta mère t’a trouvé toi-même !
— Répète !
— T’es donc sourd, par-dessus le marché ?
Il se jette sur ma valise et l’empoigne, puis il fend la foule hilare des Allemands.
— Tu vas voir où qu’elle va nager ta valtouze, espèce de pourri !
Les soldats qui ont compris s’écartent pour le laisser passer. Moi je fais semblant de m’agripper après lui, mais il me décoche un coup de pied en vache et je me roule par terre en hurlant. Stéphane court jusqu’au bord de l’écluse et y balance ma valise, le plus près possible des lourdes portes immergées.
Il se retourne alors et éclate de rire.
— Ah salaud ! hurlé-je en me relevant. Je vais te casser la tête.
Il fait semblant de prendre la pétoche et se tire en courant. Je le poursuis. Du coup, les Allemands se frappent les cuisses. Ils n’ont jamais rien vu de plus cocasse et ils se promettent d’écrire ça à leur famille. C’est trop drôle. Il n’y a décidément qu’en France qu’on assiste à des trucs de ce genre.
Nous parcourons plus de deux cents mètres, nous débouchons sur le pont léger qui traverse la rivière et nous forçons l’allure. J’aperçois les soldats qui nous montrent du doigt en nous criant des encouragements.
Puis je n’aperçois plus rien, je n’entends plus rien car l’explosion a rendu mon ouïe insensible et a brouillé un instant ma vue. Une trombe d’eau jaillit du cours d’eau.
Stéphane se retourne.
— On les a eus ? crie-t-il.
— Et comment !
N’empêche que cela ne représente que la plus petite partie du programme. Nous avons encore du tapin en perspective.
À vive allure, nous achevons de traverser le pont. À l’autre extrémité il y a un lourd camion dont les plaques de police sont allemandes.
Gretta, qui a revêtu son uniforme de souris grise, est au volant. Personne à l’horizon. Stéphane et moi nous nous hissons à l’arrière du lourd véhicule. Cinq camarades de la jeune fille sont là, vêtus en soldats allemands ainsi que je leur ai prescrit hier au soir.
Je passe rapidement l’uniforme que j’avais lorsque je me suis présenté chez Stéphane pour la première fois.