— Mais sapristi, pourquoi mobiliser un train complet et trois bâtiments alors qu’un avion ou même une automobile auraient suffi à véhiculer ce coffre ?
— Oh ! vous savez, dit-il, ils ont le goût du kolossal chez eux…
Le voyage s’effectue sans encombre. Nous avons convenu avec Stéphane que nous mènerions le camion dans une petite propriété qu’il possède en pleine campagne, sur la route de Bourg-en-Bresse. C’est désert et nous pourrons le décharger et planquer la camelote en toute sécurité. Barthélemy connaît l’endroit et guide le conducteur. Nous mettons une petite demi-heure pour accomplir le trajet. J’ai l’impression que nous avons une sérieuse avance. Il ne s’agit pas d’une attaque mais d’un enlèvement en douceur. Les autorités allemandes n’apprendront peut-être ce qui s’est passé que d’ici plusieurs heures. C’est dire que nous pourrons cacher le coffre et le camion et nous disperser dans le paysage.
— Ici, fait Barthélemy.
Le conducteur oblique dans un chemin de terre. Le camion tangue dans les ornières. Nous roulons de la sorte sur une distance de cinq cents mètres, et nous atteignons le portail d’une petite construction blanchie à la chaux qui doit être une ancienne ferme transformée.
Tout est clos, pas plus de Stéphane à l’horizon que de beurre dans la culotte d’un zouave. Pourquoi n’est-il pas là ? Lui serait-il arrivé quelque chose ?
— Il a peut-être une panne, suggère Barthélemy.
— En tout cas, on va toujours décharger le truc.
Je descends du camion et je le contourne.
C’est alors que je pousse un cri d’Indien Comanche sur le sentier fleuri de la vertu : l’arrière du camion est vide, pas un homme, pas le moindre coffre, vide ! Vide comme le verre d’un ivrogne, comme la bourse d’un pauvre homme, comme un livre d’Henry Bordeaux…
Vide !
CHAPITRE XI
Barthélemy, qui m’a rejoint, est tout aussi stupéfait.
Nous scrutons la route, derrière nous, mais rien n’apparaît, ni Stéphane, ni Gretta. Pour un mystère, c’en est un, et il vaut ceux de Paris.
— Nous avons été joués par votre douce amie et par ses compagnons, murmure Barthélemy.
Nous nous précipitons d’un commun accord à l’avant du véhicule. Le gars n’y est plus. Nous contournons la maison et nous l’apercevons qui galope, au loin. Ce mec, c’est de la poudre d’escampette. Je mesure son avance : inutile de me lancer à sa poursuite, celle-ci est trop grande pour que j’aie une chance de le rattraper.
— Ça, alors, fais-je.
Je suis drôlement blousé. Y a longtemps qu’on ne s’est pas offert ma tirelire dans d’aussi grandes largeurs.
Barthélemy pince les lèvres.
— Il ne nous reste plus qu’à essayer d’entrer dans la maison pour y trouver des vêtements civils, décide-t-il.
C’est ce que nous faisons. Il y a bien une serrure à la porte, mais je vous ai déjà prouvé que ça n’était pas un obstacle pour moi.
La petite campagne de Stéphane, bien que tout ce qu’il y a de rustique, possède néanmoins un confort discret. Dans la chambre à coucher, nous trouvons des vêtements de chasse. Nous les troquons avec une infinie satisfaction contre nos uniformes vert-de-grisés.
— Je me demande, dis-je enfin à Barthélemy, au bout d’un silence long comme l’avenue des Champs-Élysées, je me demande quelle sorte de jeu joue Gretta. Elle nous a donné des preuves manifestes de sincérité. Alors ?
— C’est incompréhensible, avoue mon compagnon.
Il pince son nez de rat et ajoute :
— Ce que je me demande surtout, c’est ce qu’est devenu Stéphane. Il devait venir nous attendre ici, aura-il été arrêté ?
Il n’a pas fini sa phrase qu’une sonnerie retentit.
Nous sursautons et nous nous regardons avec effarement.
— Qu’est-ce que c’est ? fait Barthélemy.
— On dirait une sonnerie téléphonique…
Nous cavalons dans toute la baraque et je repère l’appareil accroché contre le mur de la cuisine.
Comme j’avance la main pour m’en emparer, Barthélemy me dit :
— Est-ce bien prudent ?
Je hausse les épaules.
— La prudence et moi, vous savez…
Et je saisis l’écouteur.
Tout de suite, je reconnais la voix de Stéphane.
— Dieu soit loué ! s’exclame-t-il, vous êtes là !
— Et alors, vieux, que se passe-t-il ?
Il n’a pas le loisir de répondre. Je l’entends pousser une exclamation. Je perçois distinctement un choc, puis c’est le silence…
Barthélemy, qui avait pris le second écouteur, me considère d’un air lugubre.
Je gueule deux ou trois fois : Allô ! dans l’appareil. Brusquement la sonnerie de tonalité se met à grésiller.
— On a raccroché, fait mon camarade.
Lui-même dépose son écouteur sur sa fourche.
— Ça tourne vraiment mal, on dirait…
— Que pensez-vous qui lui soit arrivé ?
— Oh ! murmure-t-il, le champ des suppositions n’est pas trop étendu : Stéphane s’est fait avoir…
— On pourrait se barrer ? je suggère.
— On le devrait, rectifie Barthélemy.
Sans ajouter un mot nous sortons de la campagne et regrimpons dans la cabine du camion.
— Où aller ? fais-je, si Stéphane est coincé, sa cambuse n’est plus un refuge…
— Allons chez moi, décide Barthélemy en se glissant derrière le volant.
Mon camarade pioge dans un petit appartement de célibataire, sur les quais du Rhône, près d’un pont.
Nous abandonnons le camion dans les faubourgs de la ville et nous nous tapons le tramway pour regagner sa base.
Une fois chez lui, je me laisse choir dans un fauteuil de cuir ravagé comme les pentes du Stromboli après une éruption.
— Vous n’avez pas par hasard un truc alcoolisé dans un placard ?
Il se la ramène avec un flacon de cognac.
J’en sirote deux ou trois godets, les châsses au plafond.
— Vous qui connaissez Stéphane mieux que moi, fais-je brusquement, vous allez me donner votre opinion sur toute cette histoire, j’ai besoin d’y voir un peu clair…
Il prend place dans un second fauteuil tout aussi minable que celui qui a l’honneur de soutenir mes fesses.
Il s’empare d’un pot à tabac, bourre une pipe et l’allume. Tout ça sans se presser, comme s’il allait nous bonnir une histoire de pêche.
— J’ai la nette impression, fait-il enfin, que nous avons tiré les marrons du feu. Votre petite amie Gretta m’a toujours paru un peu suspecte.
— Vous pensez qu’elle est véritablement nazie, avec toutes les preuves d’attachement qu’elle m’a données ?
— Je ne pense pas qu’elle soit nazie, non… Qu’elle travaille contre l’Allemagne, la chose est dûment prouvée ; mais qu’elle œuvre pour les Alliés, ceci est moins évident.
— Pourtant, commencé-je…
Il retire sa pipe de sa bouche, la bourre avec son pouce et m’interrompt d’un geste.
— Voyez-vous, commissaire, comme tous les hommes d’action, vous ne réfléchissez jamais en deçà des questions que vous avez à charge de résoudre… Et pourtant il y a à réfléchir. Le monde, présentement, paraît partagé en deux blocs. Pourtant, le bloc vainqueur, ou du moins celui dont la victoire se dessine, c’est-à-dire celui des Alliés, se craquèle déjà. Les Alliés ! Le mot contient les drames futurs. Une alliance est plus aisée à rompre qu’à sceller.
— Bon, admets-je, je vois à peu près ce que vous voulez me dire, Barthélemy… Alors la petite Gretta commencerait déjà, au sein de l’alliance, à faire bande à part ?