Celui qui n’a pas vu la tête de Stéphane lorsque nous apparaissons ne pourra jamais se faire une idée de ce que peut être le visage de la stupeur, de l’ébahissement, de l’écroulement.
Un mot, un seul lui vient aux lèvres ! Celui de Cambronne.
— Ne perdons pas de temps, fais-je. Bon Dieu, Stéphane, allongez-vous sur cette civière, à plat ventre de préférence, de façon à ce qu’un dégourdi ne puisse pas voir votre figure. Et surtout ne bougez pas d’un poil. Rappelez-vous que vous êtes mort. Mort !
Il s’empresse de faire ce que je lui dis et nous le chargeons.
Je peux vous assurer que je passe un des instants les plus pharamineux de ma vie. Circuler librement dans un établissement comme celui-ci, réputé pour sa dureté, en coltinant un ami, c’est une impression que je ne suis pas prêt d’oublier.
Arrivé à l’extrémité du couloir, je jette un coup d’œil en avant. Quelques soldats discutent à l’extrémité du couloir principal.
— Une seconde ! dis-je à Barthélemy, il me vient une idée.
Je laissa là mes brancards et je me dirige vers la première porte qui se présente. Je l’ouvre. À l’intérieur, il y a un homme entre deux âges, d’allure racée. Un intellectuel à n’en pas douter. Il a un œil crevé et une main écrasée.
Je pose un doigt sur mes lèvres.
— Silence, je fais, nous sommes des amis. Nous venons délivrer un homme dont la vie, pour l’instant, représente quelque chose d’inestimable. Mais ça n’est pas une raison pour laisser choir les copains. Voici les clés qui ouvrent les cellules et un revolver. Tâchez de vous débrouiller avec ça. Simplement, je vous demande de compter jusqu’à deux cents avant de tenter quoi que ce soit, vu ?
Il a un éclair d’allégresse dans l’œil qui lui reste et, de sa main valide, il presse le revolver contre son cœur.
— Dieu vous garde, murmure-t-il.
Dieu doit être dans notre clan parce que, en effet, Il nous garde. Sans la moindre difficulté, nous portons Stéphane à la voiture. Nous grimpons sur la banquette avant et mettons la voile. Une fois le portail passé, sans le moindre dommage, je ne puis retenir un cri d’allégresse.
— On les a eus ! On les a eus !
— Et comment ! renchérit Barthélemy. Que faisons-nous maintenant ?
— Conduisez-nous dans une petite rue tranquille. On laissera la bagnole et on ira prendre le tramway séparément.
CHAPITRE XIV
Nous sommes tous trois attablés devant une bonne bouteille chez Barthélemy.
— Pas trop de bobo ? demandé-je à Stéphane.
— Non, dit-il, grâce à votre intervention rapide. Je n’ai essuyé, après mon arrestation, qu’un interrogatoire rapide. D’après ce que j’ai cru comprendre, à la Gestapo, ils attendaient une grosse légume car l’affaire est d’importance.
Puis il nous fait le récit de son aventure.
— Je me doutais de quelque chose, ce matin. Une impression… Au lieu d’aller vous attendre comme prévu à la campagne, je vous ai suivi, de loin. Ainsi je les ai vus balancer le coffre du camion en rase campagne. Gretta a ramassé tout le monde. Mon premier réflexe a été de vous prévenir, mais je me suis dit que nous vivions un instant déjà périlleux et qu’une bagarre avec les Polonais — ou soi-disant tels — aurait des effets catastrophiques. Gretta a fait demi-tour. Je l’ai suivie. Elle a roulé jusqu’à un petit pavillon dans les quartiers populeux de Villeurbanne.
— La garce ! grommelle Barthélemy.
— J’ai couru au téléphone, poursuivit Stéphane. Et comme je commençais à vous parler, la porte de ma cabine s’est ouverte, deux types de la Gestapo m’ont cueilli proprement. Je suppose que le numéro de ma voiture a été noté par quelqu’un…
— Certainement, dis-je. Ce qu’il faut faire d’urgence, maintenant, c’est aller voir jusqu’à Villeurbanne. Si les Polaks ne sont pas arrêtés, ils doivent s’y terrer. Ils n’ont pas d’autre conduite à adopter après ce coup de force !
Villeurbanne est un bled ouvrier qui continue Lyon. Y a une flopée d’usines, de terrains vagues, de quartiers sordides, et puis, y a aussi des gratte-ciel comme à Chicago. Le pavillon où se sont terrés les Polaks se trouve dans une petite ruelle à palissades de bois, à trottoirs de terre et à becs de gaz, situé immédiatement derrière les gigantesques constructions qui le font paraître tout petit, tout rabougri, tout sordide.
C’est une construction à un étage, à la façade lépreuse, dont les volets plus ou moins démantelés sont fermés.
— On va tenter l’assaut, dis-je brusquement.
Le hic, dans cette histoire, c’est que nous ignorons en fin de compte à qui nous avons affaire. Qui sont ces gars ? Pour le compte de qui travaillent-ils ?
— On va leur faire le coup de la tenaille, décidé-je. Stéphane, vous allez sonner carrément au pavillon. Vous jouerez les indignés et demanderez ce que signifie ce manège. Moi, je vais profiter de ce que vous accaparerez leur attention pour entrer en douce dans la carrée. Barthélemy restera ici. De cette façon, si les choses tournaient mal, nous aurions la possibilité de leur prouver qu’il nous reste des concours extérieurs. Compris ?
— Vous êtes un vrai général, approuve Stéphane.
— Et comment ! Napoléon c’était un boy-scout à côté de mégnace !
Je m’élance, attrape le faîte de la palissade et à l’aide d’un rétablissement je le franchis.
Je me trouve alors dans des jardins chétifs au milieu desquels se dressent des petites cabanes à outils.
Je me dirige vers le pavillon des Polaks en me cachant le mieux possible. Il me faut trois minutes pour l’atteindre. L’auto de Gretta est dans la cour. On entend, provenant de la cambuse, un ronronnement de conversations.
Je fais le tour de la construction et je découvre une porte qui n’est pas la porte principale, mais une issue sur une buanderie. Elle n’est pas fermée à clé. J’entre. Ça renifle le moisi dans le secteur. Il y fait frais. Je frissonne : de quoi enrhumer un Esquimau !
Une autre porte, fermée à clé, celle-là, fait communiquer la buanderie au reste du pavillon. J’attends le coup de sonnette de Stéphane avant de travailler la serrure. Celui-ci se produit presque aussitôt. Un silence de mort se fait alors dans le pavillon. On entendrait réfléchir un gardien de la paix… Puis il y a un bruit de pas. Les occupants de la masure se décident à aller ouvrir.
Vite, vite, je prends un couteau et un morceau de fil de fer et je taquine la serrure ; c’est une timide qui se laisse facilement influencer. En moins de temps qu’il n’en faut à un facteur pour siffler un verre de rouge, je suis de l’autre côté de la lourde.
Je me trouve alors dans un couloir. Au bout de ce couloir il y a des pièces, une à droite, une à gauche. La porte de gauche est ouverte et c’est de là que vient le bruit des voix.
— San-Antonio n’est pas ici ? s’informe celle de Stéphane.
— Non, dit Gretta, mais il ne va pas tarder ; il y avait des forces de police sur la route de Bourg, il a préféré faire demi-tour… Il nous a dit de cacher le coffre en attendant qu’il ait pu le faire passer en Angleterre.
— Où est-il ? insista Stéphane.
— Il a dû aller transmettre un message à Londres.
— C’est en effet ce que je vais faire, dis-je en intervenant.
Tous sursautent ! Gretta est très pâle. Je tiens mon feu à la main.
— Alors ? je demande, on fait cavalier seul, à c’t’heure, mes petits canards ?
Les quatre hommes mettent la main à leurs poches.
— Bas les pattes ! Le premier qui joue au con est déguisé en écumoire, qu’on se le dise !