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Je m’avance dans une éclaircie des arbres et je dénoue la ficelle fermant la grosse poche de toile. Grâce au clair de lune on y voit comme en plein jour. Je pousse une exclamation de surprise. Le sac contient quatre tortues de dimensions moyennes.

CHAPITRE II

Je trouverais de la bonté dans le regard d’un huissier que je ne serais pas plus abasourdi.

Faut dire qu’il y a de quoi s’attraper la tirelire à deux mains ! Ça n’est pas tous les jours qu’on rencontre en pleine nuit d’occupation un Polonais ne sachant pas parler français, sur un chemin écarté. Mais lorsque ce Polak-là est attendu au détour d’un chemin par deux types armés de mitraillettes qui l’abattent comme une pipe en terre ; lorsque, avant de mourir, il vous confie le sac qu’il trimbale comme si ce sac contenait sa progéniture, et surtout, lorsqu’on découvre que ledit sac donne asile à quatre braves petites tortues, alors là, les potes, on commence à se demander de quelle couleur était le cheval blanc d’Henri IV.

Si elles étaient en or, ces tortues, je comprendrais qu’il ait risqué sa peau pour elles, le copain ; mais non, ce sont des tortues ordinaires comme on en achète aux petits enfants sages…

Je les laisse dans le sac et je recharge ce dernier sur mes épaules.

* * *

À force de marcher, je parviens à une agglomération importante. Sur une plaque bleue je lis : « Bourgoin ». Je me rappelle que ce bled est à une quarantaine de kilomètres de Lyon.

Les rues sont désertes comme la salle d’un cinéma éducateur. Pas une lumière, pas un bruit. Simplement le glouglou prostatique d’une fontaine sur une place.

Je me dis que si jamais une patrouille vient à passer ça va être chouïa. J’ai bonne mine avec ma tranche en marmelade et mon sac de tortues… Ah je vous jure ! Un impresario de music-hall qui m’apercevrait me collerait au prose jusqu’à ce que je lui aie signé un contrat d’exclusivité.

Je rase les murs comme un novice du fric-frac, sans savoir où aller. J’ai sûrement eu tort de radiner dans ce patelin, j’aurais dû rester en plein bled et ronfler contre une meule de foin. Seulement, pas vrai, on obéit plus souvent à des réflexes qu’à sa jugeote.

Ma gogne commence à me faire sérieusement souffrir. Je la sens enfler et le sang ne s’arrête pas de pisser comme d’un robinet ouvert. Pourtant je suis pas hémophile et mon raisiné est tout à fait recommandé pour les transfusions délicates. M’est avis que si je ne me fais pas désinfecter le portrait, je vais choper une de ces infections maison qui compte dans la vie d’un contre-espion.

Je ne peux aller dans un hosto, ça doit être bourré de Chleuhs. Ils ont le chic pour attraper tous les gonos en vadrouille dans un bled, les Frisés. Et puis un hosto c’est quelque chose d’administratif où on vous pose un tas de questions toutes plus indiscrètes les unes que les autres…

J’en suis à me palper le cervelet pour essayer d’accoucher d’une idée valable lorsque je tombe en arrêt devant une porte sur laquelle brille une plaque de cuivre qui a dû échapper aux services de récupération : « Docteur Martin, ex-interne des hôpitaux de Lyon ».

Je voudrais bien me faire soigner, seulement je peux fort bien tomber sur un toubib collabo, un de ces zigs qui ont les châssis en forme de croix gammée…

C’est ça qui serait tartouze ! Qu’est-ce que je lui raconterais au cloqueur de purge, s’il se mettait à être indiscret ? Le secret professionnel, c’est un truc qu’on ne respecte plus que dans La Veillée des chaumières, maintenant…

Non, décidément, c’est trop risqué. Comme je m’apprête à poursuivre ma route un bruit de bottes retentit dans le silence. Ces bruits-là sont plus éloquents que des discours électoraux.

Lorsqu’on les entend, le mieux qu’on ait à faire est de se garantir contre les éclaboussures.

Je presse le bouton de cuivre fiché à côté de la plaque. Plusieurs minutes passent. Le bruit de bottes se rapproche.

Est-ce que le toubib va se décider à ouvrir sa putain de porte ? Si jamais les zigotos de la patrouille me demandent des explications, je vais être salement empoisonné. Je ne peux pourtant pas me faire passer pour le père Noël. Non seulement je n’ai pas un poil de barbouze, mais aussi les pères Noël n’ont pas pour habitude de se baguenauder au printemps, la tronche tout ensanglantée, avec un sac de tortues sur le dos.

Une lumière éclate enfin dans la façade de la maison. Un bruit de pas, la porte s’ouvre.

Je me trouve nez à nez avec un type pas plus haut que le nombril d’un honnête homme. Il a une soixantaine d’années, un bouc gris et des yeux vagues.

— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-il.

— Je voudrais voir le docteur.

— C’est moi.

— Je suis blessé…

Il s’écarte pour me laisser passer.

— Entrez !

Je ne me le fais pas dire deux fois. J’ai comme une vague idée qu’il était temps que je gare mes abattis, car la patrouille allemande débouche précisément à l’angle de la rue.

— Excusez-moi, docteur, je fais, je ne vous explique pas de quoi il retourne, ça se voit, hein ?

Sans un mot il se dirige vers une porte, à droite, la pousse, donne la lumière et s’efface pour me laisser entrer.

C’est son cabinet. Une pièce vieillotte qui renifle l’éther et le bois moisi.

— Asseyez-vous ! ordonne le petit toubib.

Je dépose mes tortues et je prends place sur un tabouret métallique.

Le voilà qui passe une blouse blanche par-dessus son pyjama et qui se met à examiner ma blessure en faisant la grimace.

— Vous vous êtes engueulé avec des Indiens, murmure-t-il. C’est la première fois que je vois un type à moitié scalpé.

— C’est un accident, expliqué-je. Je suis tombé, tête première dans une courroie de transmission…

Son visage est plus neutre que la Suisse. Il désinfecte mes plaies, me pose deux ou trois agrafes et me fait un pansement tout ce qu’il y a de tsoin-tsoin.

— Je vous dois combien, docteur ?

— Cent francs, fait-il.

Je glisse la main à l’endroit où j’ai l’habitude de remiser mon larfouillet et je sens une partie intime de mon individu se ratatiner. Il n’y est plus. Les copains de la môme Gertrude me l’ont secoué. Je me sens moite. Qu’est-ce que je vais pouvoir inventer pour lui montrer la couleur[5], au vieux toubib ?

— Je… J’ai… C’est ridicule, docteur, je balbutie, mais j’ai oublié de prendre mon portefeuille. Dans ces cas-là, vous comprenez ?

— Aucune importance, fait-il négligemment.

— Je viendrai vous régler ça demain.

— Je ne suis pas épicier, dit-il en m’accompagnant jusqu’à la porte.

Il me serre la pogne et je me mets en route. Je ne sais toujours pas où aller. Je danse, d’un pied sur l’autre, humant l’air frais de la nuit.

Une voix me hèle :

— Hep !

Je me retourne, c’est le petit docteur.

— Vous avez un ausweis ? questionne-t-il.

— Non.

— Si vous rencontrez une patrouille…

— Je sais…

Il tire sur son petit bouc.

— Venez, fait-il.

Pour la seconde fois, je franchis son seuil.