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— Vous n’avez pas un journal, sur vous ?

— Non.

— Ça ne fait rien, je vais en acheter un au kiosque de la salle d’attente. Pendant ce temps vous irez à la loco ; surtout ayez un air naturel, vous ressemblez à un conspirateur d’opérette, soit dit sans vous vexer. Fumez, grattez-vous les fesses, mais ayez l’air naturel, je vous en conjure… Bon, vous êtes prêt ?

— Je le suis.

Il me pose la main sur le bras.

— Et après ? questionne-t-il.

— Après quoi ?

— Après que j’aurai attaché la valise au tampon ?

— Vous pourrez aller au cinéma ou bien voir votre bonne amie, je me charge du reste… Surtout ne restez pas dans les parages car tout laisse à prévoir qu’il va y avoir un drôle de pastaga !

— Et vous ?

Il commence à me battre les bonbons avec ses incessantes objections, ce Polak-là !

— Moi, lui dis-je, je ferai l’impossible pour remiser les os du bonhomme, faites confiance.

Il n’insiste pas et s’éloigne.

Lorsqu’il a pris un peu de champ, je quitte l’édicule à mon tour et je me dirige d’un air de souverain ennui jusqu’à la salle d’attente. J’achète le Dimanche illustré. Heureusement, j’ai juste assez de mornifle dans mes fouilles pour me permettre cette extravagance. Ceci fait, je le plie, le glisse dans ma poche, et, à tâtons, je fourre à l’intérieur de la feuille le soufflant que le Polonais a mis à ma disposition.

Toujours nonchalant, je traverse les voies.

Il fait une chaleur de crématorium. L’été est en avance cette année, probable que le grand manitou qui s’occupe de la météo, là-haut, s’est dit qu’il ne fallait pas tarder because après les offensives de printemps y aurait des flopées de pauvres mecs qui ne seraient plus là pour profiter des pâquerettes.

Les grillons font un raffut du diable. L’univers est tranquille comme une carte postale en couleurs. Même les factionnaires allemands ont tendance à s’avachir autour des wagons.

Lorsque le refuge dont j’ai parlé au Polak est dépassé, j’abandonne mon allure de flâneur innocent et je me dirige vers la locomotive. Le copain à la valise est dans le secteur. Il regarde le remplissage des caisses à eau en se rongeant les ongles.

Je m’approche de la machine. Le mécanicien est justement en train de couper la flotte. Il tire l’immense bec de côté. Je jette un regard sur la plate-forme de la locomotive : personne. Son chauffeur n’est pas encore là ; il doit faire son petit plein à lui sous les frais ombrages du café-jeux de boules.

Comme le mécano s’apprête à escalader les marches du monstre d’acier[6], je l’intercepte.

— Vous avez une seconde ? je lui fais.

C’est un mec à la figure franche et ouverte, bien sympa.

— Ouais ? dit-il en me regardant. C’est pourquoi ?

Je tire le canard de ma profonde.

Je le déplie de façon à lui laisser voir le revolver. Il le regarde gravement.

— Vous savez ce que c’est que ça, petit ?

Ses yeux se posent sur les miens.

— Et alors ? demande-t-il.

Il a du cran.

— C’est un 7,65. À bout portant il vous ferait dans le bide un trou gros comme ça. Ça m’ennuierait de vous tirer dessus ; je n’ai jamais tiré sur un de mes compatriotes à moins qu’il ne s’agisse d’un gangster. Je ne connais pas vos opinions politiques et je m’en tamponne le coquillard. Je vous annonce que je vais faire sauter les deux wagons si soigneusement gardés par les doryphores. Pour cela j’ai besoin de votre locomotive.

« Je ne vous demande pas si vous êtes d’accord. Je commande et vous obéissez ; si vous essayez de me doubler, je vous mets du plomb dans la panse, de cette façon nous sommes l’un et l’autre plus à notre aise pour agir, pas vrai ?

Il ne répond rien. Son visage reste impénétrable.

— Je monte avec vous ; vous allez reculer jusqu’à la hauteur du poste d’aiguillage qui se trouve près du passage à niveau, d’accord ?

Il grimpe sur la plate-forme et je pose ma main à plat sur ma tête avant de le rejoindre.

* * *

J’attends que le Polonais ait achevé de lier sa valise après le tampon avant de donner au mécanicien le signal de la manœuvre.

— Vas-y mollo, conseillé-je, il y a maintenant après ton tombereau une charge d’explosif suffisante pour envoyer ton bled dans les nuages.

Je le regarde actionner ses volants.

— Bon, dis-je, si tu actionnes ce volant dans ce sens pour reculer, lorsqu’on veut aller en avant il suffit de le tourner dans l’autre sens, non ?

— Oui.

Nous reculons lentement. À très faible allure, nous pénétrons sur la voie principale et continuons notre mouvement de recul.

Quelques secondes plus tard, nous sommes à la hauteur du poste d’aiguillage. L’aiguilleur en sort, échevelé.

— Et alors ! hurle-t-il au mécanicien, t’es cinglé ou quoi ! Tu le sais peut-être pas que le 114 arrive dans quatre minutes ?

— Descends ! fais-je au mécanicien.

Il saute sur le ballast. Je le rejoins promptement, mon pistolet à la main.

— Calme tes nerfs, dis-je à l’aiguilleur, et ferme ça. J’ai horreur des types qui me racontent la vie de leur belle-mère au moment où je m’apprête à faire le saut de la mort.

Il n’en revient pas et je ne lui laisse pas le temps d’en revenir. D’un geste impérieux de ma main qui tient le revolver, je lui fais signe de rentrer dans sa cabine vitrée.

— Attrape tes esprits d’une main et tes manettes de l’autre, lui dis-je. J’ai deux petites manœuvres à te commander : primo, mets le signal rouge pour que ton 114 ne vienne pas faire la pirouette dans la gare ; deuxio, donne-moi l’aiguille pour la voie de garage.

Tout tremblotant, il s’exécute.

— O.K., fais-je après avoir vérifié la régularité des manœuvres qu’il vient d’accomplir. Je n’ai plus besoin de toi pour l’instant. Tiens-toi tranquille, et voilà du reste une potion calmante.

Je lui décoche un crochet foudroyant à la pointe du menton. Le pauvre aiguilleur s’en va valdinguer au fond de sa cambuse. Il y demeure inerte comme un pantin de son.

— Dites, patron, murmure le mécanicien, lequel a assisté à la scène sans souffler mot, ça ne vous ennuierait pas de m’offrir une petite tournée à moi aussi, j’aime mieux pas savoir ce qui va se passer. Autant que possible, tâchez que ça marque pour que ça fasse plus sérieux.

— À ton aise, fiston, c’est moi qui rince aujourd’hui.

Je glisse le revolver dans ma poche et je lui fais une série légère à la face, juste pour le tatouer un peu ; lorsqu’il a le nez éclaté et l’oreille droite en chou-fleur, je lui administre le même crochet qu’à son collègue.

Puis, estimant que j’ai perdu assez de temps comme ça, je saute sur la plate-forme de la locomotive, tourne le volant en sens inverse et desserre le frein. L’énorme machine s’ébranle, lentement d’abord, puis, comme je continue à dévisser le volant, elle prend de la vitesse. La gare se rapproche rapidement. C’est le moment de chercher un coin tranquille. Je saute de la locomotive, escalade le talus, enjambe la barrière de ciment bordant la voie et cours jusqu’à un petit mur proche. Je m’accroupis derrière et j’attends.

Pas longtemps ! La locomotive quitte la voie principale et s’engage à forte allure sur la voie de garage.

Les factionnaires allemands, surpris par cette arrivée intempestive, hurlent des « Achtung ! » à tous les échos et s’écartent.

Alors c’est brusquement le tonnerre de Zeus qui retentit. Le gros boum d’apocalypse ! Le triomphe du bruit ! La manifestation suprême du badaboum !

On dirait qu’une main géante jongle avec le train. Des morceaux de ferraille, de bois, de bidoche voltigent un peu partout. On entend des cris, des imprécations… Les vitres de la gare se mettent à faire des petits. Un nuage opaque monte de la paisible station. Lorsqu’il est dissipé, j’ai sous les yeux le spectacle de la désolation. Il ne reste à peu près rien des deux wagons sinon un amas de matériaux calcinés. Du contingent de Frizous, je n’aperçois plus qu’un mec complètement jobré qui court dans tous les sens en hurlant aux petits pois et plusieurs blessés. Le reste est mort ou escamoté par la déflagration. J’en découvre un, ou plutôt une partie d’un sur le toit de la gare. Pour ça, le Polak a bien fait les choses. C’était de l’explosif de toute première fraîcheur…

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6

Cette image originale pour vous prouver que j’aurais pu faire un journaliste de première grandeur !