Je me dis qu’il ne s’agit pas de moisir dans le secteur. En général, les incidents de ce genre, ça les rend nerveux, les vert-de-gris !
Ils vont se la ramener en force et jouer à la révolution mexicaine. Ceux qui ne leur plairont pas iront faire une croisière au paradis avant ce soir.
Je me relève et me mets à trotter comme un lapin dans la ruelle.
Comme je vais tourner le coin de la rue, j’entends une voix crier :
— Commissaire !
Je me retourne. C’est le docteur Martin. Il se pointe en gesticulant.
— Quel feu d’artifice ! s’exclame-t-il. J’ai tout vu, c’était formidable ! Ma voiture est au passage à niveau…
Il cavale à mes côtés. Son vieux chapeau à large bord est tout cabossé. Il a un petit rictus heureux au coin des lèvres.
— À droite ! fait-il.
J’aperçois, rangée en bordure d’une rue tranquille, une cinq CV Citron qui doit dater de la bataille de la Marne. Le toubib se glisse derrière le volant et m’ouvre la portière de droite.
— Grimpez vite !
Il tire sur le démarreur. La voiture ne se fait pas trop tirer l’oreille. Le docteur met en première. Ses vitesses miaulent comme un panier de chats. Nous filons par saccades d’abord, puis le régime se régularise. Nous passons devant le cimetière et piquons sur la cambrouse.
— Elle n’est plus jeunette, dit-il. Mais elle roule toujours, à condition qu’on lui mette de l’essence dans le ventre.
— Comment se fait-il que vous vous soyez trouvé là, doc ?
— Je suis un vieux bonhomme curieux… Moi aussi, ça me tarabustait l’esprit, ce message… Alors, mine de rien, je suis allé rôdailler vers le passage à niveau d’où l’on jouit d’une perspective d’ensemble de la gare… J’ai tout vu, on se serait cru au cinéma…
Il se gratte la barbiche.
— Qui était l’homme à la petite valise ?
— Le frère de mon Polak d’hier. Il avait une charge d’explosifs mais ne savait pas trop qu’en faire…
— Ils n’ont pas de chance dans la famille, soupire le vieux toubib.
— Pourquoi ?
— J’ai failli recevoir sa tête dans le dos. Cet âne qui ne voulait rien perdre du spectacle s’est gentiment posté en face des wagons.
Je secoue tristement la tête.
— Y a des tordus partout. Il n’avait qu’une peau et ça le démangeait d’en faire cadeau à la société… Certains types ont le béguin de la mort, vous voyez ce que je veux dire ?
— Très bien. Vous avez raison, le goût de la mort est assez fréquent.
— C’est facile de se faire déplumer par la grande faucheuse, mais c’est pas ça, le courage, le vrai, hein, doc ?
— Non, dit-il, ça n’est pas ça.
— Où est-ce que vous m’emmenez ?
— Faire une promenade en campagne. Ne pensez-vous point qu’il est préférable de laisser les choses se tasser un peu, là-bas ?
— Et comment !
— Je connais une petite auberge où l’on boit un vin honnête en mangeant des fromages de chèvre…
— Ça me va. Churchill a dit en parlant de la France qu’un pays qui avait deux cents variétés de fromages et autant de variétés de pinards pour consommer avec ne pouvait pas perdre la guerre…
— Ça n’est pas bête, sourit le docteur.
Je fronce les sourcils.
— Dites donc, je vais vous faire repérer avec ma tronche empaquetée…
— Allons donc ! Un homme pansé ne fait jamais remarquer un médecin, au contraire…
— C’est vrai, dis-je, on va me prendre pour un de vos malades. Espérons que nous ne rencontrerons pas de gendarme en cours de route, because je n’ai pas un gramme de papiers sur moi, les Boches m’ont tout ratissé.
— Je suis connu, par ici, répond simplement Martin.
Nous rentrons à la nuit tombée.
Doc et moi avons passé un chouette après-midi sous les ombrages d’un tilleul, au milieu des poules et des canards. Y a pas, c’est rudement chouïa, la cambrouse ; et les paysans sont de braves mecs, lorsqu’on les connaît. Le toubib est pote avec tous. Le père Martin connaît une flopée d’histoires aussi spirituelles que des anecdotes d’almanachs, mais qui font de l’effet aux campagnards.
Quand on rentre, on en a un sérieux coup dans les tiges. Le petit docteur braille comme un hussard en lâchant son volant, mais sa tuture est à la page et suit gentiment le bord de la route comme un vieux bourrin bien dressé. Il fait clair de lune. Je me sens à l’optimisme. Mon coup sensationnel de l’après-midi m’a mis du baume dans le poitrail… J’ai pas lessivé la môme Gertrude, mais je crois que j’ai fait du meilleur turf. M’est avis que les wagons contenaient une denrée vachement précieuse pour être ainsi dorlotés.
On arrive à Bourgoin. Le docteur me propose de vider le dernier au bistro du coin et j’accepte. Le patron qui le connaît lui met au frais sa bouteille de perniflard. On s’en tasse trois verres et on décide d’aller se pieuter.
Je suis plein comme un œuf. Le long des trottoirs, les gens discutent à voix basse du coup de cet après-midi. Ça nous fait marrer, Martin et moi. Du reste, dans l’état où nous sommes, un rien nous fait marrer. C’est inouï ce que le picrate rend optimiste…
Il nous faut un bon quart d’heure pour rentrer la teuf-teuf au garage. D’abord on n’arrive pas à ouvrir la lourde, ensuite la voiture refuse d’avancer. À l’examen on s’aperçoit avec des exclamations réjouies que le levier des vitesses est au point mort.
Je m’en souviendrai de cette équipée ! Et du père Martin, donc ! Des médecins comme lui, y en aura jamais assez !
Cinq nouvelles minutes pour réussir à introduire la clé dans le trou de la serrure qui lui est destiné… Rigolades nouvelles… Nous entrons dans la petite maison.
— On va, hug, boire, le, hug…, balbutie Martin.
En titubant, il se dirige vers la salle à manger.
— Je, hug, trouve pas le co… co… commuta… hug, teur ! bégaie le bon vieillard.
Bien que je sois aussi schlass que lui, je viens à son secours.
Nous promenons désespérément nos mains de bas en haut du montant de la porte.
— Je le tiens, fais-je péniblement.
La lumière inonde la pièce. Nous cillons. Puis nous regardons autour de nous et nous restons bouche bée et bras ballants. La maison est pleine d’Allemands qui nous regardent fixement en tenant des mitraillettes braquées dans notre direction.
— Delirium, balbutie le docteur Martin… C’est pas des chauves-souris que je vois, c’est des, hug, doryphores…
Pour ma part, je crois bien avoir également une hallucination. Je me frotte les yeux et les écarquille le plus possible, mais mes sens ne sont pas abusés.
C’est bien des Allemands que j’ai devant moi. Des Allemands en chair, en os et en… armes…
Ils ne sont peut-être pas aussi nombreux que je le crois, car ma vision est au moins multipliée par deux, mais il y en a suffisamment en tout cas pour faire de nous des beaux morts.