— Allô ! Pourrais-je parler à M. Montfort ? dit le veilleur…
Ce doit être une bonniche qui répond et qui fait le barrage. Le gardien ajoute, important :
— Prévenez-le coûte que coûte, c’est de la part de Maheu, de l’usine… La police est là…
On attend un brin. Bérurier éternue si fort que la fenêtre s’entrouvre. Enfin l’intéressé radine au bout du tube. V’là le gardien lancé dans des explications fumeuses. Ces gars ne savent jamais relater les faits les plus simples. Il faut qu’il se paume dans des détails superfétatoires… Agacé, je lui arrache le combiné de son piège à engelures.
— Allô ! Ici le commissaire San-Antonio, des services spéciaux… Bonjour, monsieur le directeur… Je m’excuse, mais il est indispensable que vous veniez immédiatement ici. J’ai tout lieu de supposer qu’on vous a cambriolé.
Le gars pousse un cri exclamatif et dit qu’il s’annonce. Je raccroche…
Le visage ingrat de Maheu exprime un cordial mépris.
— Cambriolé ! bougonne-t-il… Ça se saurait… On est deux gardiens qu’on fait not’ ronde toutes les heures, alors !
Du tac au tac, j’interroge :
— Et où qu’il est, m’sieur, vot’copain ?
— Il fait la sienne de ronde…
— Il va revenir à quelle date ?
Ça paraît chanstiquer ses hormones mâles.
— C’est vrai, fait-il, rembruni comme un ciel de novembre, il devrait être de retour…
— Il y a combien de temps qu’il est parti ?
— Une petite demi-heure…
Je réfléchis comme un miroir à trois faces.
— En somme, il y a une heure, vous étiez tous les deux là ?
— Oui…
— Un homme est entré, comment se fait-il que vous ne l’ayez pas vu ?
— Personne est entré !
Ses manières de casseur d’assiettes commencent à me cogner sur les rotules.
— Écoutez, mon vieux saint Thomas, si je vous dis qu’un homme est entré, c’est que je le sais ; et je le sais parce que je l’ai vu… Il s’est même fait descendre à la sortie… Vous êtes un petit futé, vous, dans votre genre… En pleine nuit on abat du monde devant l’usine, ça vous paraît presque naturel et vous ne voulez pas admettre qu’on ait cambriolé cette taule !
Ce petit discours de la méthode lui en impose.
— Je n’ai rien entendu… Quand on ouv’la porte, de nuit, y a un signal d’alerte…
Il me désigne un système d’avertisseur, et je le vois pâlir. Sa bouille plate ressemble d’abord à la lune, puis à une tarte à la crème. Et cette crème-là, j’ai grande envie de la fouetter.
— Le système est débranché !… balbutie le gardien.
— Vous voyez bien que ça ne tourne pas rond.
— Pourtant je l’avais branché, moi-même…
— Reprenons la question ; il y a une heure, votre collègue et vous-même vous vous teniez dans cette pièce. Si j’en crois ce jeu de cartes, vous tapiez une petite belote, non ?
— Ben, oui… En attendant que ça soye son tour…
— Où étiez-vous assis, vous ?
Il me désigne la chaise qui tourne le dos au portail.
— Là !
— C’est bien ce que je pensais…
— Qu’est-ce que vous pensez ? demande l’homme de la nuit…
— Ce serait trop long à vous expliquer…
Je me tourne vers mes deux collègues qui n’ont pas moufté une seule fois, ce qui est insolite lorsqu’on connaît ces messieurs.
Je pige la raison de leur mutisme. Ils ont réussi à capturer sournoisement le litre de rouge et, dans un coin de la pièce, ils lui font un mauvais sort.
Un coup de klaxon retentit dehors. Le père Maheu boutonne sa veste d’uniforme.
— Voici monsieur le directeur, me prévient-il en galopant ouvrir.
Montfort — ça se pige illico — est un gnace de la haute. On le comprend à sa Jaguar, à son pardessus et surtout à sa calvitie.
Car une calvitie est toujours éloquente.
D’après son aspect, sa texture, sa géographie, son importance, son entretien, son incidence, sa périphérie, vous savez si le calvitié est un homme du peuple ou du monde. Il existe mille sortes de calvitie… La totale, la modeste, l’hypocrite, l’intellectuelle, la cléricale, l’anticléricale, la calvitie hydrocéphalique et brachicéphalique, l’oblongue, la circulaire, la teutonne, la calvitie à la pomme d’escalier, à l’américaine, à la mongol, à la fesse de poulet, à la tête de pinceau usagé, à la tête de neutre, à la tête des autres, à la tête de veau (avec lotion au vinaigre)… Sans parler de la calvitie à la Grock, en pain de sucre, en suppositoire, en ananas… Ni de la calvitie en forme d’ampoule (façon Wonder) ou de la calvitie en accordéon (réalisation Robert Schuman — le gars qui connaît la musique)… J’en passe et des meilleurs, comme se complaisait à le dire de sa voix mutine, la petite baronne Tuchelingue du Prose ; pas la petite-fille du général Lavert-Jovent, non : celle qui avait une montre-bracelet tatouée sur la cuisse droite[26].
Toujours est-il que la calvitie de Montfort est de l’espèce Jockey Club, c’est-à-dire qu’elle est signée Défossé comme Saint-Germain. C’est dire encore (et en outre, pour employer le langage des caravaniers) qu’elle est fignolée, rasée, brûlée, sulfatée, sulfamidée, polie, teinte, brossée, odoriférante, anti-dérapante, vulcanisée, jaspée, marbrée, brunie… Les croûtes sont grattées, les taches de rousseur fourbies ; bref, c’est de la calvitie number one ; celle de l’élite. Il faut avoir, dans ses ascendants, plusieurs générations de croisés, de mousquetaires, de prélats, de concubines royales (l’avariée est trop belle !), d’amiraux, de contre-amiraux, de vice-amiraux et de ganaches[27] pour arriver à une telle perfection dans l’art d’avoir la coupole défrichée !
Il me toise, m’apprécie et me tend une main fraîchement dégantée de pécari.
— Alors, monsieur le commissaire, que se passe-t-il ?
— J’ai tout lieu de croire qu’on a tenté de piller votre coffre.
Il se tourne vers le gardien. Le mec a perdu de sa superbe. C’est le vrai coussin ravagé (assieds-toi sur Maheu et causons !)
— Qu’est-ce à dire, Maheu ? fait Montfort-la-Morille.
— Je n’y comprends rien, monsieur le directeur… Le signal d’alerte a t’été débranché…
— Où est Bourgès ?
— Il fait sa ronde…
Pourquoi le chant naïf d’une ronde enfantine vient-il me titiller les trompes d’Eustache : « Rondin, picotin, la Marie a fait son pain… »
— Vous voulez me suivre jusqu’à mon bureau, monsieur le commissaire ?
Je n’attends que ça !
Nous voilà partis en caravane, Montfort, mes deux pieds nickelés et le fils unique de Félicie.
Nous traversons une grande cour encombrée de matériaux aux formes bizarroïdes. Puis nous passons un bâtiment assez vaste, peuplé de machines-outils dont l’utilité me paraît indéniable mais imprécise… Enfin ce sont les bureaux… Conception moderne : de la vitre, du haut en bas, dépolie par endroits…
Nous parcourons des couloirs martiens, aux meubles futuristes… On se croirait dans une soucoupe volante. Nouvelle enfilade. Puis Montfort sort de sa poche une clé dont il n’aura pas à faire usage car la porte de son bureau est incomplètement fermée.
— Mon Dieu ! s’écrie-t-il en chargeant à la calvitie dans une pièce tendue de peau de zébu.
Il cavale comme un gars ayant subi avec bonheur la périlleuse ablation de la rate jusqu’à un immense coffre mural. La porte d’icelui bée. Montfort en fait autant. Pinaud, épuisé par les péripéties de la nuit et qui se fout du cambriolage de l’usine comme de sa première dent gâtée, s’abat dans un fauteuil pivotant comme une mouette épuisée sur un récif.
26
Dommage que je ne conserve pas mes brouillons à l’instar de la mère Sévigné, hein ? Du coup, je finirais dans le chocolat, moi aussi !