D’un mouvement sec je tire la table à moi et les deux dormeurs des vaux[35] basculent.
Ils s’éveillent du même coup et se redressent en bramant comme des perdus que la vie devient impossible quand on a des supérieurs qui se croient encore au collège. Je leur enjoins de me suivre, ce qu’ils font en bâillant comme des serviettes de garçons de recette dévalisés.
Une fois dans le couloir, je tape sur l’épaule de Bérurier.
— Dis, Gros, tu devrais remettre tes pompes, on va dans le monde…
Il se marre en constatant cette omission et va chercher les deux godasses qui attendent sagement sous le bureau, comme deux mignonnes bouches d’égout en train de flirter.
Tout en le regardant lacer ses targettes, je soliloque :
— Dire que cette paire de lattes a été neuve et pimpante, dans une vitrine… C’est du soixante-quatre de pointure, comme le géant Atlas, n’est-ce pas, Gros ?
Il hausse les épaules.
Je continue à lui titiller la vanité.
— Ces pauvres souliers, quand même ! Ils ont tellement administré de coups de pied au derche dans leur carrière que s’ils se déplaçaient seuls ils marcheraient au pas de l’oie !
— Cause toujours, ronchonne Béru. Je te jure que lorsque viendra le jour de ma retraite, ils feront connaissance avec le dergeot d’un commissaire que je connais…
Je me fends le pébroque.
— Tu sais bien que le jour de ta retraite tu seras trop blindé pour pouvoir tenir debout. Faudra que mon soubassement vienne jusqu’à toi.
— Y me ferait peur, lance Bérurier…
— Pourtant t’as l’habitude de voir des c… depuis le temps que tu te regardes dans des glaces !
Ayant échangé ces mondanités, nous sortons. Pinaud s’est rendormi dans le couloir. Il pionce debout, comme les chevaux.
Je lui meugle dans les feuilles :
— La Motte-Picquet-Grenelle !
Il tressaille et grogne :
— Attendez, je descends là !
Trois heures s’égrènent une à une[36] au beffroi voisin lorsque nous stoppons devant la villa de Neuilly qu’habite Conseil, l’ingénieur en chef de l’usine. C’est une construction 1900 de style fromage avec du plâtre aux fenêtres et des chapiteaux corinthiens.
Elle est obscure et silencieuse. Nous arrêtons la guinde non loin de là et, sans descendre de l’auto, nous tenons conseil.
— Y a l’air d’avoir personne, émet le perspicace Pinaud à qui rien n’échappe.
— Je vais m’en assurer, décidé-je… Vous deux, restez ici… Et si dans un an et un jour je n’ai pas reparu, vous pourrez aller réclamer ma carcasse à la morgue, je vous en fais cadeau…
Là-dessus, je les laisse et m’approche du pavillon. Près de l’entrée il y a un garage individuel fermé par une porte de bois basculante.
Ce vantail n’a pas basculé entièrement et je n’ai aucun mal à le soulever… Je me trouve nez à capot avec une voiture américaine d’un modèle assez récent. Je touche l’emplacement du moteur, ce qui me permet de constater qu’il est tiède. Conclusion : le proprio de la tire s’est servi de sa voiture depuis pas longtemps.
Renseigné sur ce point, je traverse le garage et pénètre dans la propriété par une petite porte. En deux bonds, je suis au perron, en deux autres bonds[37] je le gravis. Nouvelle lourde, fermée à la chiave, celle-là.
Grâce à sésame, je lui règle son compte en moins de temps qu’il n’en faut à certains producteurs de films pour signer un chèque sans provision. Me voici dans un hall éclairé par la lune. Au fond, un escalier de bois… Je monte précautionneusement, sans pouvoir empêcher les marches de craquer néanmoins.
J’avise une première porte à droite. Je l’ouvre et je braque le rayon de ma lampe de poche-stylo à l’intérieur. Il s’agit d’une chambre. Comme dirait Ponton du Sérail : en voyant le lit vide, je le deviens. Car au même instant je ressens un grand coup dans la région de ma nuque. Un froid acier… D’acier rond…
La lumière se met à briller à Jean Giono et je me permets une amorce de volte-face très mal prisée par le type qui tient le pétard.
— Ne bougez pas ! dit-il sèchement…
Il me palpe par-derrière et sort mon feu de ma poche. Il me pousse en avant d’un coup de genou.
— Allez vous asseoir dans le fauteuil, là-bas…
J’obéis. Ça me permet de me retourner et d’avoir un aperçu du monsieur. Il s’agit d’un homme d’une quarantaine d’années, petit et trapu, avec cheveux rares collés sur une tête bombée. Il a un pantalon, mais une veste de pyjama… Et sous sa veste de pyjama, il porte une chemise blanche.
Son regard est clair, grave… Ce zig n’a pas l’air commode.
Il s’approche du lit et je découvre un appareil téléphonique sur une table basse. Il décroche, tout en me couchant en joue et commence à composer un numéro.
— Qu’est-ce que vous faites ? lui demandé-je.
— Que croyez-vous que je puisse faire d’autre sinon prévenir Police-Secours…
— Comme vous y allez !
— Ah oui ! Vous n’allez pas prétendre que vous êtes venu ici en pleine nuit avec un revolver en poche, pour me proposer des aspirateurs ?
— Peut-être pas des aspirateurs, non, monsieur Conseil, mais une denrée de plus grande valeur…
Je m’exprime avec un petit accent italien des plus réussis.
Il s’est arrêté de composer le numéro et me fixe de ses yeux glacés.
Au bout d’un temps assez long il murmure :
— Expliquez-vous !
Ça n’a l’air de rien, mais ça prouve que le poisson rôde autour de l’appât.
Comme je tarde à répondre, il insiste :
— Qu’auriez-vous à me vendre ?
— Du silence, fais-je… C’est un truc qui n’a pas de prix dans certains cas…
Cette fois il est très, très mauvais.
— Je ne comprends pas…
— Vous allez comprendre, mon nom est Diano…
Mes enfants, je suis en train de jouer une partouze très compliquée et très dangereuse. Je me fie à un simple instinct et je me branche sur les commandes automatiques de mon individu, pour conduite sans visibilité.
— Diano ? murmure-t-il, sincèrement étonné.
— Le spécialiste dans l’ouverture des coffres blindés… C’est moi qui viens d’opérer chez Vergament !
Est-ce un rêve ? Toujours est-il que j’ai aperçu comme un frémissement sur son visage.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Une histoire à mourir debout, monsieur Conseil… Quand j’ai eu ouvert le coffre vide, je me suis barré… Seulement ce salaud de Grunt m’a tiré dessus. Il a cru m’avoir. Heureusement je me suis jeté à terre une fraction de seconde avant qu’il ne m’envoie le sirop ! En définitive, la police qui rôdait par-là a liquidé Grunt, ce qui est justice… Seulement, moi, il me restait du fric à toucher… Bourgès, le gardien a aussi du fric à toucher… Heureusement pour moi, je me méfiais et j’ai chargé un copain de suivre Grunt. Il a pu, de la sorte, se rendre compte que vous étiez dans le coup !
La frime de Conseil s’est renfrognée. Il est pâle et respire entre ses dents serrées. Jamais un coup de bluff n’a aussi bien réussi…
Il réfléchit. C’est un Conseil de guerre que j’ai devant moi. Il passe en revue les données du problème, ce qui constitue un Conseil de révision, mais pas un Conseil désintéressé ! Je vais donc lui donner un Conseil d’ami[38].
— Le mieux que vous ayez à faire, c’est de carmer, Conseil. Sinon je vais tout cracher aux flics et vous serez chocolat avec les plans et la maquette. C’est un bon Conseil que je vous donne !
35
J’ai voulu faire un rappel, personne ne l’a sans doute compris, du
38
Si vous en trouvez d’autres, je suis preneur. Adressez toutes les propositions chez mon crémier, qui fera suivre !