Tandis que je philosophe à ma façon[41], Béru a préparé son numéro de music-hall. Si je le laisse faire, il va, sur sa lancée, l’écorcher vif, le Conseil général. Dépoiler un individu jusqu’au squelette, c’est pas du vrai striptease, ça ?
Pour commencer, il lui arrache sa veste de pyjama et sa chemise… Ensuite, il sort son couteau de poche. Un vieux ya à manche de corne[42] pourvu d’une lame mince à force d’être aiguisée et d’un tire-bouchon (vous le pensez bien).
Il fait miroiter la lame. La plupart du temps, il s’en sert pour découper son pain en cubes, ainsi que cela se fait à la Cour d’Angleterre. Mais il fait appel à elle dans les cas désespérés[43].
— J’en ai marqué plus d’un avec ça, déclare le Gros à Conseil juridique.
— Ce sont des procédés de voyou, affirme ce dernier d’un ton méprisant.
Le Gros rigole. Sa bonne bedaine alourdie par le beaujolais nouveau tressaute gaillardement. Il prend cette injure pour un compliment.
— Mais j’suis un grand voyou ! dit-il…
Là-dessus, il file un coup de scalpel dans la poitrine sans poils de Conseil-technique. Le raisin se met à couler…
Je détourne les yeux. Comprenez-moi, ou du moins essayez, tas de cimentés de la théière ! Au cours de ma carrière, j’ai dessoudé bon nombre de mes contemporains et fracassé plus de mâchoires que la marquise de la Trémouille n’a usé de paire de coules[44], seulement ces hauts faits (que dis-je ?…. ces méfaits !) se produisaient dans le feu de l’action, et parce que je ne pouvais pas agir autrement…
Mais là, voir Bérurier ouvrir la viande d’un sagouin, avec le calme d’un athlète s’apprêtant à lancer le javelot, ça me colle un cafard intime, très déprimant… Pourtant le Gros n’a pas tort… Beaucoup de types qui supportent allégrement les gnons les plus terribles tombent en digue-digue lorsqu’ils voient leur sang.
Béru commente ses faits et gestes comme un professeur dans un amphithéâtre.
— Tu vois, camarade, dit-il… Ça, c’est l’entaille du haut !
D’un geste vif il en pratique une seconde, un peu plus bas…
— On va commencer à descendre, explique mon compère laconique. Quand on en sera aux genoux, tu pourras te faire appeler chère madame !
Je ne sais pas si c’est une idée, mais Béru prend de l’esprit en grossissant, vous ne trouvez pas ?
Le moment est venu pour moi de jouer les grands cœurs. Vous savez que lorsque deux flics chambrent un réticent, l’un lui bille dessus tandis que l’autre débite de bonnes paroles. C’est ce qu’on pourrait appeler un chaud-froid de volaille !
Les durs les plus durs s’y laissent prendre. Quand un zig est vraiment déprimé, il a besoin de bras compatissants, même si ces bras-là brandissent une paire de menottes.
— Voyons, Conseil, lui dis-je, arrêtez le carnage ! À quoi bon vous obstiner ? Vous êtes cuit et nous avons des moyens plus perfectionnés pour vous faire parler…
Il a le regard embrumé de larmes.
— Vous m’entendez ?
Alors il éclate en sanglots, comme un môme… Ça m’émeuheûheuû ! Cet homme sanglant et pleurant est presque pathétique. Mais je n’ai pas le temps de me laisser attendrir.
— On vous écoute…
— C’est mon collègue Bolémieux, l’ingénieur en second qui les a…
— Je me doutais d’un micmac de ce genre. Vous étiez des collaborateurs précieux… Précieux pour les espions !
Il baisse la tête, ce qui lui permet d’examiner son nombril empli de sang.
— Où est Bolémieux ?
— Il est parti cette nuit au Havre… Je l’ai emmené à la gare tout à l’heure…
— Au Havre !
— Oui. Il doit remettre les documents et la maquette à un agent étranger qui s’embarque demain matin sur le Liberté…
— Où doivent-ils se rencontrer ?
— Dans la gare maritime…
— Comment s’appelle l’agent ?
— Je l’ignore, je ne le connais pas…
— Mais votre salaud de collègue le connaît, lui ?
— Pas davantage… L’agent a, paraît-il, la possibilité d’identifier Bolémieux… Je suppose qu’« on » lui aura remis une photographie !
Je ricane !
— Pauvre naïf ! L’homme en question aura eu l’occasion de regarder votre ami sous toutes les coutures, et vous aussi. Ces messieurs sont organisés. Quand on met le doigt dans l’engrenage…
Il a un geste fataliste et fatigué aussi.
Je reprends…
— Pourquoi l’agent prend-il le bateau ?…. C’est un mode de locomotion assez lent à notre époque !
— La douane est moins stricte à bord qu’aux aéroports.
— Elle est grosse, cette maquette ?
— Vingt-cinq centimètres de long, quinze de haut…
— O.K… Ce qu’il nous faudrait, maintenant, c’est une photo de Bolémieux… Vous n’en auriez pas une, des fois ?
Il réfléchit…
— Si… Attendez !
Il va à une commode et ouvre un tiroir. Il en sort une grande enveloppe bourrée de photographies qu’il étale sur le couvre-lit.
Ses gestes sont maladroits à cause des poucettes. Pourtant il repère l’une des images et me la tend. Elle représente Conseil aux côtés d’un type assez jeune dont le menton s’orne d’un piège à macaroni de style florentin.
— C’est Bolémieux, dit-il.
— Très bien.
Je planque la décalcomanie dans ma glaude. Ensuite je décroche le tubophone et je rancarde le Vieux. Il biche comme un pou au milieu des mots dont le pluriel se fait en x !
— Excellent travail, San-Antonio… Il n’est donc pas trop tard. Vous allez filer au Havre sur-le-champ avec vos deux assistants et récupérer ce Bolémieux coûte que coûte avant qu’il n’ait remis les documents !
— Très bien, chef !
— Je veux que vous réussissiez, San-Antonio !
— Je ferai tout ce qu’il faut pour ça, patron. Vous m’envoyez quelqu’un pour prendre livraison du nouveau client.
— Immédiatement, donnez-moi l’adresse.
CHAPITRE IV
Lorsque Conseil pratique est empaqueté par nos copains de la Manufacture des passages à tabac, lorsque à grand renfort de verres d’eau nous avons réveillé Pinaud, lorsque nous sommes parvenus à lui expliquer ce qui se passe, il est cinq heures du matin… Le Liberté doit appareiller à dix heures et il m’en faut un peu moins de trois pour rallier le Havre à mon panache de fumée grise !
L’autre Chinois d’ingénieur félon a, aux dires de son collègue, chopé le train de minuit trente… Il a donc sur nous une avance confortable de quatre heures et demie que je dois combler d’une façon ou d’une autre… En quatre heures il aura eu le temps de remettre le pacson à l’agent qui l’attendait… Dans ce cas, je devrai récupérer Bolémieux et l’emmener jusqu’à la passerelle afin qu’il me désigne le commis voyageur… Seulement, dans l’intervalle, il faudra le « convaincre » et rien ne dit qu’il sera aussi facile à persuader que son Conseil-d’ami.
Comme vous le pensez, Pinaud et Béru se remettent à roupiller dans la voiture… Leur compagnie est très réconfortante. Je baladerais une nichée de chats, ce serait du kif…
Pour me tenir éveillé, je fonce à cent trente sur la route dégagée… La notion du péril est un antidote du sommeil. On est obligé, à cette allure-là, de ne pas se détendre un seul instant.
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Et si cette façon ne vous plaît pas, vous avez le choix entre aller vous faire aimer et aller vous faire cuire un œuf. Dans la seconde éventualité, n’oubliez jamais que les Français les aiment Mollets, les œufs ! Oui, Mollets, avec un M, comme Guy !