En une heure vingt je suis à Rouen. La ville s’éveille dans une buée mauve. Des écharpes de brume[45] flottent au-dessus de la Seine dont les méandres ressemblent au griffonnage d’un enfant commençant à écrire « maman »[46].
J’aperçois un troquet ouvert et je décide de m’y arrêter un instant pour écluser un godet. Je range mon char devant un entassement de poubelles pleines afin que, même dans leur sommeil, mes camarades de combat ne soient pas dépaysés… J’entre dans le cani et je réclame un café très fort à une dame qui, si elle n’avait pas de moustaches, ressemblerait au cousin Hector… Je me sens tout pâteux, tout crayeux… En moi il y a comme une espèce de froid désagréable.
Je suis en train de siroter mon caoua lorsque les célèbres duettistes Béru et Pinuchet font leur entrée dans l’établissement. La dame à moustaches les prend pour des dockers en grève et fronce les sourcils. Faut voir ces messieurs ! Leur barbe a poussé, ils sont un tantinet plus sales que la veille, et ils ont sous les yeux des valoches de représentants en édredons !
— Et alors, rouscaille le gros Béru, tu bois en Suisse !
— J’ai pas osé vous réveiller… Vous dormiez comme deux petits angelots…
Mais vous n’ôterez jamais de l’idée au Gros que j’ai voulu lui faire une vacherie. Le laisser dormir devant la porte d’un bistrot est à ses yeux globuleux une injure du premier degré.
Pour se remettre, il commande un petit marc et Pinaud un petit blanc. Ils ont des goûts modestes, mes archers… Toujours des petits verres… Seulement, ils en boivent plusieurs…
Lorsque j’arrive à les évacuer du bistrot, Bérurier sent l’alambic et Pinaud la vendange. Je suis obligé de baisser les vitres pour évacuer leurs miasmes.
Pinaud hésite à se rendormir, enfin il sort sa blague à tabac et entreprend de rouler une cigarette ; au moment où il s’apprête à passer un coup de langue sur le bord gommé de son Job, je place un coup de volant et il se lèche la main jusqu’au coude. La cigarette se désintègre. Résigné, il en roule une autre.
— Où que tu crois qu’on va piquer le zig ? profère Bérurier…
Je le mate dans le rétro ; il est soucieux. On dirait un chien boxer un peu bouffé aux mites. Ses yeux sont chassieux, son nez chassieux et sa bouche n’est pas sans évoquer le flirt poussé de deux mollusques.
Sa question est l’expression de mes préoccupations du moment. Frappé par ce mimétisme de pensée, je souris gentiment à mon compère.
— Le Bolémieux a dû arriver au Havre sur les choses de trois heures… Que veux-tu qu’il foute dans une ville endormie ? Il est nécessairement descendu dans un hôtel.
— Mais le mec avec qui il a rembour ?
— Tu sais, c’est le genre de brève rencontre… Passe-moi la valise, je te passerai le Séné ! Tu penses pas qu’ils sont allés faire la bamboula ensemble ?
— Oui, tu dois avoir raison !
Une heure plus tard nous sommes au Havre. Si les clochers sonnaient à sept heures vingt-deux, ils seraient en train de carillonner, car il est sept heures vingt-deux !
— On va commencer par faire les hôtels près de la gare, avertis-je ; s’il est descendu quelque part, c’est très certainement à proximité du train.
On commence par le Terminus. Vous l’aviez sans doute remarqué, on trouve partout des hôtels Terminus. Ce sont les compléments directs des gares… Tous sentent le charbon, le compartiment de fumeur et la nuit mouillée.
Des femmes de service lavent le hall à grande eau[47]. Un petit groom haut comme la plante verte du hall lit le journal de Mickey. À la réception, deux employés parlent du match de football de la veille. Bref, chacun vaque à ses occupations.
Flanqué de mes deux protagonistes, j’interpelle les deux bonshommes.
— Police.
Ils se détranchent d’un même mouvement.
Je leur montre tour à tour ma carte et la photo de Bolémieux…
— Vous n’avez pas réceptionné ce type-là, cette nuit ?
Le plus âgé des deux me dit qu’il vient seulement de prendre son service, le second ne pipe mot mais examine le document photographique (comme on dit dans les rédactions) avec attention, intérêt et des lunettes à foyer convexes.
— Oui, dit-il d’une voix très enrhumée, ce monsieur est là… Il a un pardessus en poils de chapeaux…
Je jubile. Le Barbu est avec nous, c’est bon signe. Jusque-là, tout se déroule sans anicroche suivant une harmonie de hasards pré-établie.
— Quelle chambre ?
— Attendez, il se nomme Bolémieux, je crois !
Cette patate qui n’a même pas changé de blaze.
— Tout juste, Auguste, lance le caverneux Bérurier en gloussant comme un dindon chatouillé.
L’employé le foudroie d’un regard épais.
— Chambre 214, dois-je vous annoncer ?
— Inutile, on s’annoncera soi-même, affirme mon éminent collaborateur.
Et de nous engager dans l’ascenseur, ce qui, je le dis toujours, est moins dangereux que de s’engager dans les zouaves ou dans les chasseurs à pied.
Au moment où la cage d’acier s’élève, Pinaud pousse un cri de détresse auquel succède le bruit caractéristique d’un accroc qui n’est pas le premier et qui coûte plus de deux cents balles ! C’est le pan de son pardingue qui s’est coincé dans la porte et qui, mon Dieu, vient d’y rester !
Tels des Indiens jivaros-jivatipa-jivati sur le sentier muletier de la guerre de Troyes qui n’a pas eu lieu de s’inquiéter[48], nous remontons le couloir du second étage, lequel se situe — les plus avertis d’entre vous l’auront peut-être compris — immédiatement au-dessus du premier étage.
Parvenus devant le 214, nous marquons un temps d’arrêt à la craie blanche et nous nous regardons avec cet air grave des conspirateurs qui ont une bombe à jeter mais qui ne savent pas très bien sur qui.
— On y va ? s’informe Béru.
Pinaud, lui, est en train de rafistoler son pardessus. Ce n’est plus un pardingue trois quarts, mais un deux tiers !
— Qu’est-ce que ma femme va me jouer ! soupire le digne homme. Tu ne crois pas, San-A., que je pourrais le mettre sur ma note de frais ?
Je suis trop tendu pour répondre. Je replie mon index et je heurte l’huis. Toc-toc-toc ! Comme le fit le chaperon rouquinos le jour où le grand méchant loup becqueta sa grande vioque. Mais personne ne répond. Bolémieux doit s’être laissé aller dans les bras de Jean-Pierre Morphée.
Je réitère avec plus de véhémence sans obtenir le moindre résultat. J’essaie alors d’ouvrir la lourde, mais elle est fermaga de l’intérieur… Sésame entre une fois de plus dans la serrure et en fonction. Macache ! C’est le loquet qui est mis. Donc la petite fripouille d’ingénieur est bien ici. On refrappe. Je dis on, car Bérurier se met de la partie. C’est, comme toujours, avec le poing qu’il tabasse le panneau. Rien ne bronche à l’intérieur de la chambre.
— P’t-être que la piaule communique avec une autre chambre ? suggère Pinaud qui procède par déductions.
— C’est possible ! Va chercher le réceptionnaire.
Pas besoin de se déplacer. L’homme aux besicles convexes est debout près de l’escadrin, nous regardant marteler la porte d’un air soucieux.
— Il ne débond pas ? demande-t-il.
— Non. Le verrou est tiré de l’intérieur. Il y a une porte de communication ?
— Don.
— Une fenêtre ?
— Oui, bais elle tonne sur la rue…
Il n’a pas le temps d’en dire plus long. Sans attendre la permission de quiconque, le Gros a pris du recul et le voilà parti contre la lourde. On entend craquer, le vantail s’ouvre et le Gros, emporté par son élan, disparaît à l’intérieur de la pièce obscure.