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Et le voilà parti dans sa vie privée :

— Elle n’est pas mauvaise femme, ma femme ! Bien sûr, elle a son caractère… Notez que ses rhumatismes articulaires influent sur son tempérament… Avec ça qu’on lui a enlevé les organes…

— Elle a voulu se mettre à l’unisson ? lancé-je finement.

Il hausse les épaules et, ayant ouvert la bouche pour protester, se ravise et vide son verre.

Fait incroyable mais véridique, Bérurier ôte un billet de mille de la coiffe de son chapeau. Ce Richelieu ressemble à un papier gras. Le loufiat ne sait pas par quel bout le choper…

Nous déhotons du buffet. Il fait un temps splendide, avec de la brise marine…

— La mer doit être mauvaise, assure-t-il. Je plains les gars qui sont obligés de s’embarquer…

— Je leur souhaite bien du plaisir, renchérit Pinuche…

Je fais claquer mes doigts comme quelqu’un qui vient de se rappeler le prénom de Louis XIV.

— À propos, j’oubliais de vous dire…

— Quoi ? croassent-ils d’une seule voix…

— Nous partons en Amérique dans une heure…

Et voilà ces deux tartes qui se marrent comme des bossus.

— Elle est bien bonne, pouffe le Gros, y a que toi, San-A, pour débiter des couenneries pareilles !

CHAPITRE V

Le messager du commandant qui nous attend près de la douane n’en revient pas lorsqu’il voit radiner notre aimable trio. On lui avait annoncé trois agents spéciaux et ce sont les Pieds Nickelés qui s’amènent, trimbalant des valoches de carton hâtivement acquises au Prisunic du coin.

Je m’approche de lui, et d’un geste suprêmement gracieux, je lui présente ma carte. Il a un bref hochement de tronche.

— Suivez-moi !

Tout en longeant le long comptoir de bois derrière lequel les gabelous se roulent des cigarettes de contrebande, le jeune officier louche sur mes deux équipiers. Ils valent le coup d’œil, parole ! Pinaud est triste comme un faire-part de deuil, et ivre de fatigue, il titube en marchant. Béru, rendu furax par ce voyage au long cours qu’il était loin de prévoir, s’est réconforté à coups de bojolpif. Or, le matin, c’est un truc qui ne pardonne pas.

Il en a plein les galoches… Vous savez, le genre biture du matin, la plus mauvaise… Son nez ressemble à une tomate mal mûrie en serre, et ses yeux à deux belons gâtées. Il sent la ménagerie mal entretenue. Quant à sa joue enflée, elle prend maintenant des proportions inquiétantes.

Il ressemble à Chéri Bibi, en moins sexy.

— C’est la première fois que je prends le barlu, dit-il au fringant petit officier… Dites, mon vieux, c’est pas fatal qu’on aille au refil ?

L’autre n’a jamais vu ça. Pour colmater la brèche que le Gros vient de pratiquer dans son estime[49], je lui vaseline dans l’oreille :

— Ne soyez pas surpris, c’est un personnage qu’il est obligé de se composer…

Nous débouchons sur le quai. La masse formidable, noire et abrupte du Liberté se dresse soudain devant nous.

— Bon Dieu qu’il est mastar ! s’exclame le Gros. On peut pas se figurer, hein ? quand on le voit aux actualités…

Notre mentor nous précède sur la passerelle surmontée d’un dais bleu flambant neuf. Celle-ci fait le dos d’âne, et il était, par voie de conséquence, normal que Bérurier l’empruntât.

À l’autre extrémité, une porte béante est ouverte dans le flanc du navire. Une nuée de petits mousses en uniformes rouges semés de boutons d’or[50] forment la haie. Du coup, le gros Béru se prend pour un chef d’État passant des troupes en revue.

— Repos ! braille-t-il, embrasé par un retour de flamme de juliénas.

Il fait trois pas et tombe assis sur son majuscule derrière, car le plancher est glissant. Sa valise s’ouvre, la chemise de rechange et la cravate neuve qu’elle contenait nous apparaissent dans toute leur sauvage sobriété. Les mousses qui rigolaient en ont le souffle coupé net comme au sécateur. C’est la première fois qu’ils voient un passager traverser l’Atlantique avec si peu de bagages. Enfoncé, le gars Lindberg ! Béru, lui, n’a même pas de brosse à dents…

Il referme sa valise, se relève et nous suit jusqu’à la cabine 594. Celle-ci se situe en seconde classe et elle comprend quatre couchettes superposées deux à deux.

Lorsque nous sommes dans la cabine, l’officier tire une enveloppe de sa poche.

Il l’ouvre et en sort une liasse de billets de banque qu’il me remet.

— Voici cent mille francs, monsieur le commissaire. Voici en outre votre bulletin de salle à manger, un laissez-passer pour circuler dans le bateau d’une classe à l’autre et la liste provisoire de tous les passagers… Celle-ci ne sera vraiment à jour qu’après l’escale de Southampton, évidemment…

Il nous salue.

— À votre entière disposition, naturellement. Le commandant a donné des instructions aux deux officiers radio, le cas échéant vous pourrez vous adresser à eux à toute heure du jour ou de la nuit. Bien sûr, le personnel n’est pas au courant de votre qualité. Nous vous avons enregistré sous vos véritables noms mais en qualité de représentants…

— Parfait, dis-je…

Je lui tends la main, on en serre dix (cinq chacun). Nous voilà seuls. Pinaud s’est collé sur une couchette du bas et en écrase, le bada sur la trogne. Quant à Béru, il est intrigué par la soufflerie d’aération…

— Tu crois qu’on pourrait pas ouvrir l’hublot ? demande-t-il. Les tuyaux, j’ai pas confiance, suppose qu’y se bouchent ?

Je lui dis d’attendre… Le steward frappe à notre porte. Il vient se présenter à nous et nous refiler les renseignements élémentaires concernant la vie à bord. Soudain, je le vois qui s’arrête de jacter et qui regarde fixement un point précis.

Le fruit de son attention (un fruit gâté) n’est autre que le torse de Bérurier, lequel vient de se déloquer du haut. Il porte une chemise genre Rasurel d’un gris extrêmement foncé et agrémentée d’auréoles inexprimables.

Je congédie le steward avec un biffeton de mille et je me hâte de fixer la fermeture de sécurité.

— Dis voir, Gros, fais-je méchamment, y a pas des moments où t’en as marre de ressembler à une poubelle de quartier pauvre ?

— Pourquoi que tu dis ça ?

— Vise un peu ta limace ! Ça fait combien de temps que t’en as pas changé ?

Il hausse les épaules.

— Tu causes sans savoir, San-Antonio ! Ces tricots de corps, on ne peut pas les laver ; ça se drape !

— Tu veux dire que le tien n’a jamais été lavé ?

— Ben naturellement ! Oh toi, alors, ce que t’es Régence !

Je n’insiste pas. Mort de fatigue, je vais m’allonger sur la couchette qui fait face à celle de Pinaud. Le barlu est agité d’un grand frémissement. Il trépide et j’ai l’impression d’être sur la plate-forme d’un vieux tramway.

— On se barre, hein ? fait Bérurier.

— Ça m’en a l’air…

Il va au hublot, mais ne voit qu’une falaise de ciment gris.

— On s’en rend pas encore bien compte…

— Espère un peu, si la mer est mauvaise tu t’en apercevras !

Et puis, soudain, terrassé par la fatigue, je m’endors comme on coule à pic.

* * *

Deux heures plus tard, nous sommes — moi du moins pour commencer — réveillés par une musique mélodieuse qui passe dans le couloir.

Je saute de ma couchette et je vais entrouvrir la lourde. J’aperçois un garçon de restaurant armé d’un instrument à percussion bizarroïde sur lequel il frappe avec un gong. Je l’interpelle.

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49

Ce sont les comparaisons de ce genre qui ont fait dire à Voltaire : « San-Antonio, c’est le Balzac des faubourgs. »

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50

Certains en ont même sur la frimousse.