— C’est le défilé de la fanfare ou quoi ?
Il me sourit, comme dit l’abbé Jouvence.
— J’annonce le second service, monsieur…
J’en suis baba. La Transat fait bien les choses. Cet instrument est tellement plus sympa qu’une sonnette !
Les mots « second service » éveillent dans les abîmes insondés[51] de mon estomac une notion suraiguë de la faim qui en grand secret me tenaillait les entrailles. Point à la ligne !
Je relourde et me mets à beugler :
— Au secours ! Nous coulons ! Les chaloupes à la mer ! Les femmes et les enfants d’abord ! Les flics resteront à bord !
Béru, hagard, se dresse sur un coude, depuis sa couchette supérieure. Il veut se lever, oublie qu’il est si haut perché, se cogne la tronche au plaftard et bascule en avant avec un bruit terrible de vache foudroyée.
À quatre pattes dans la cabine, il geint.
— Quel est le sagouin qui m’a fauché le plancher !
Il a une nouvelle bosse au sommet du crâne et un rouge (qui va devenir un bleu) sur la pommette droite.
Comme j’extériorise mon hilarité avec force, il se fout en boule[52].
— C’est encore un coup à toi, espèce de…
Pinuche, éveillé par l’altercation, se lève à son tour.
Il a les traits tirés et son regard fait penser à celui d’un lapin crevé.
— Je suis barbouillé, annonce-t-il. Je crois que ça vient de mon pancréas…
Je mugis :
— Nous enchose pas avec ton pancréas, hé ! Reliquat humain ! Vous allez commencer par faire un brin de toilette, tous les deux. J’en ai quine de trimbaler des gorets avec moi ! Je ne m’appelle pas Wladimir pour être porcher ! Allez, oust ! lavez-vous, rasez-vous et changez de limace, sans quoi je vous fous par-dessus bord !
Ainsi dopés, voilà mes deux comiques troupiers qui se livrent à des ablutions inhabituelles.
Lorsqu’ils ont terminé, ils sont presque présentables… Nous rallions alors la salle à manger qui se trouve au pont inférieur.
Elle est immense et pleine de dorures… Un gros bourdonnement monte de la vaste salle où s’affaire un personnel impeccable.
Nous avons la table 36. Dans un angle de la grande pièce… C’est une table de quatre couverts où une dame d’un âge incertain est assise.
À notre arrivée, elle nous décoche un sourire velouté au tapioca.
Elle est très certainement Américaine. Elle frise la cinquantaine avec des bigoudis métalliques, porte des lunettes sans monture, est vêtue d’un corsage tango parsemé de fleurettes mauves, d’une jupe à carreaux rouge et vert et elle a au cou un collier[53] d’une grande valeur… documentaire, constitué par morceaux de matière plastique multicolore découpés en forme de cœur[54]. C’est pas un collier, c’est une raison sociale.
V’là la grognace qui se met à nous distribuer de l’œillade gourmande à tout va… Elle jette son dévolu sur moi, sans m’atteindre, puis, constatant que je suis jeune et beau[55] et ayant sans doute le sens du raisonnable, elle hésite entre mes deux loustics… La carrure de Béru, les bonnes manières de Pinuche la font hésiter…
Tandis qu’elle se tâte, nous étudions à fond le gigantesque menu qui nous est proposé…
Le regard du Gros fait « tilt » en biglant la nomenclature des mets.
— On peut se taper ce qu’on veut ? s’enquiert-il avec distinction auprès du maître d’hôtel.
— Mais certainement, monsieur, s’empresse ce dernier (qui n’est pourtant pas le premier venu).
Le Gros se recueille, ferme à demi ses yeux de goret frileux, et demande :
— Faut longtemps pour le ris de veau princesse ?
— Dix petites minutes !
— Alors, pour commencer, vous ferez marcher un ris de veau… Ensuite ce sera une côte de charolais au cœur de laitue braisée… Puis une truite aux amandes… Seulement, pour attendre le ris de veau, vous me donnerez des amuse-gueule… Je sais pas, moi : une terrine de canard et des œufs mayonnaise, hein ?
Le maître d’hôtel qui en a vu d’autres ne bronche pas.
— En dernier, la truite ? s’étonne-t-il seulement.
— Oui, fait Bérurier, bon enfant, comme ça y aura pas besoin de me changer le couvert… Autrement quand on démarre sur le poissecaille, ça chlingue…
— Et comme dessert ?
— Rien, fait modestement le Gros, puisque la truite est aux amandes !
Pourtant, il éprouve un regret. Alors que Pinaud passe sa commande, Bérurier ne peut s’empêcher de demander d’une voix timide :
— Est-ce qu’il pue, le gorgonzola ?
— C’est vraisemblable, monsieur, affirme sans rire l’interpellé.
— Alors, vous m’en mettrez un chouïa, décide cette gloire de la police française.
Il se tourne vers la dame américaine et, galamment, murmure :
— Si la fumée ne dérange pas madame, naturellement !
Le repas est plein d’entrain. Mes deux compères se figurent en croisière et font les galantins auprès de notre compagne de table. Cette dernière parle un peu le français et Pinaud a « fait » de l’anglais, jadis. Pour le prouver à la dame, il lui récite I wish you a Merry Christmas avec un accent qui ferait dresser des cheveux sur la tête de Yul Brynner. Bref, nous sommes dans une très bonne ambiance.
Bérurier a rapidement éclusé la bouteille de bourgogne blanc et celle de bordeaux rouge qui occupaient notre table. Mis en verve en constatant qu’on a remplacé ces deux victimes du devoir par deux autres bouteilles pleines, il entreprend d’évangéliser notre voisine, laquelle commet l’hérésie de consommer un gratin de queues de langoustes en buvant du lait. Laissant ces messieurs faire du rentre-dedans à la personne que je vous cause, je pique, bille en tête, dans l’enquête. Parce que, enfin, bien que je sois à bord d’un transatlantique, j’ai les pieds sur la terre[56].
Le Vieux en a eu une bonne et savoureuse en nous embarquant sur le Liberté. Comment espère-t-il que nous découvririons les plans ? Je vous l’ai déjà dit (mais avec des crânes de pioche comme vous on ne rabâche jamais assez), il y a un bon millier de passagers avec des tonnes de bagages à bord. Il est impossible de tout fouiller. Et quand bien même j’aurais la possibilité matérielle de le faire, une telle mesure créerait des incidents diplomatiques. Je regarde le populo international qui occupe la salle à manger et je mesure l’immensité de la tâche… Jamais ces gens ne se prêteraient à une perquise… Sans compter que ce serait un sale coup pour la publicité de la Transat. Les étrangers aiment les bateaux français parce qu’on y bouffe bien et qu’on y est peinard !
Alors ?
— À quoi tu penses ? hoquette le Gros, dont la trogne est illuminée comme un 14 Juillet d’avant-guerre.
— À ta bêtise, réponds-je…
Il hausse les épaules.
— Ça devient du parti pris, rouscaille-t-il. Faut que tu soyes cinglant…
Pinaud accapare la dame, en douce. Il lui raconte dans un langage franco-anglais-petit-nègre l’occlusion intestinale qui fut fatale à son oncle Alfred. Leur intimité vexe Bérurier.
— Vise-moi le dabe qui file le train à l’amerloche ! soupire-t-il. À mon âge, si c’est pas dégueulasse ! Qu’est-ce qu’il espère, Pinuche, avec toutes les toiles d’araignée qui lui verrouillent le calbart ?
— Laisse-le, calmé-je. Il va p’t-être attraper une mouche !
Mais le Béru est hargneux…
— Quand je pense, soupire-t-il.
— À quoi ?
— À ma bourgeoise qu’est peinarde pendant la croisière… On en a pour quinze jours aller-retour sur ce barlu ! Elle va drôlement se faire reluire avec le coiffeur !