Ces messieurs ont moulé leur égérie et sont en train de ligoter le panonceau programmant les réjouissances… Celles-ci sont nombreuses et variées : d’abord cinéma (on donne Mon thé t’a-t-il ôté ta toux, œuvre primée au festival de Bouffémont, avec Walter Claused dans le rôle principal et la révélation de l’année prochaine, la charmante Maricou Chetoilat) ; après le cinoche y a thé dansant au grand salon, puis, en soirée, courses de chevaux (in english Horses Races)… Demain dimanche, messe dite en la salle de cinéma par le père Colateur et au grand salon sermon protestant du révérend Mac Heuslass… Au début de l’après-midi, exercice d’alerte.
Puis re-ciné (cette fois on passe une vie de Jeanne d’Arc : Je suis en sainte, le triomphe de Cécil Billet de Cent, qui présente une nouvelle version très hardie : d’après lui, Jeanne aurait été ignifugée avant le supplice… ce qui lui aurait permis d’avaler la fumée. Du cinéma Cauchon, quoi !). Re-thé dansant… Loto-Bingo en soirée, puis bal costumé avec la participation de Durand, l’inimitable imitateur, bal présidé par le général Kaunard, chef d’état-major des garçons laitiers cantonnés à Courbevoie, je vous le dis tout de suite…
— On va se marrer, prophétise Bérurier…
J’entraîne mes accessoiristes sur le pont supérieur. Il fait un temps merveilleux… Les côtes anglaises barrent l’horizon et des mouettes immaculées suivent le sillage écumeux du Liberté en poussant des cris de vieilles filles. Je loue trois transatlantiques au steward de deck et nous exposons nos académies au soleil…
Pinaud s’endort rapidement après avoir constaté avec satisfaction qu’il ne craignait plus le mal de mer…
— Et votre Américaine ? demandé-je à Bérurier, qu’en avez-vous fait ?
— Elle est allée faire une sieste, bougonne-t-il. Je voulais lui filer le train, mine de rien, pour lui demander de me montrer ses estampes japonaises, mais cette cloche de Pinaud m’a entraîné… Il est jalmince ! Un vieux jeton comme ça, c’est pas malheureux, dis ! Pour une fois que j’ai l’occasion de rendre la pareille à ma bonne femme !
Il s’étire voluptueusement et allume un cigare qui sent le tuyau d’échappement.
— J’ai toujours rêvé de m’embourber une étrangère, murmure-t-il, nostalgique… Ça doit être bath, non ? Elle te gazouille des trucs que tu piges pas…
Je le console.
— Ce n’est que partouze remise, mon pote ! Moi, à ta place, tiens, j’irais rendre visite à la beauté pendant que le Dabe roupille…
Séduit par ma suggestion, il se dresse.
— C’est pas c… ce que tu dis… D’autant mieux qu’elle m’a affranchi sur le numéro de sa cabine…
— Eh bien alors ! C’est une invitation à la valse, non ?
Décidé, il se lève. Il tire sur les manches de sa chemise neuve, gratte d’un ongle noir une tache de sauce sur sa cravate luisante et disparaît…
Je m’étire. La vie serait belle si je n’avais cette lourde responsabilité sur le râble… Vous mordez le topo ? Je sais que sur ce bateau se trouve, à quelques mètres de moi, ce que je cherche, ce que je dois trouver coûte que coûte, et je n’ai qu’un voile noir à quoi m’accrocher…
Cette histoire de voile de crêpe me tarabuste… Peut-être que la femme ne l’a pas conservé ? Ça n’est pas difficile de s’en débarrasser…
Je jette un regard distrait autour de moi. Les fauteuils sont presque tous occupés. Il y a beaucoup d’Américains qui se prélassent dans des tenues incroyables… Les chemises peintes, les pantalons ou les jupes en tissu léger abondent…
La femme que je cherche est peut-être ici, dans cette même travée ? Peut-être est-ce la personne raboulette qui ligote Life près de Pinaud ? Elle est peinarde… Elle croit que tout a réussi… Elle a empoisonné Bolémieux… Grunt devait sûrement abattre Conseil… Plus de témoins : la route est libre !
L’idée qu’elle ressente de la quiétude me fout en renaud… La garce ! Et dire qu’elle va peut-être m’échapper…
Vous me connaissez ! Quand l’énervement me gagne, faut que je remue… Alors, pour me calmer les nerfs, je me mets à arpenter le pont… Je grimpe un escalier roide et me voilà près des cheminées rouges aux dimensions monstrueuses… Entre les deux cheminées il y a comme une terrasse abritée où s’alignent d’autres transats. C’est la first class qui vient s’allonger le lard à cet endroit… J’avise des jeunes gens qui jouent au palet, des vieux messieurs élégants qui bouquinent des œuvres casse-quenouilles, mais reliées pleine peau de vache : des dames seules confient leur cellulite au soleil…
Quelle humanité en péril ! C’est tout en pleine décomposition, ça, madame ! Ah ! si vous pouviez mater ces tronches, ces corps, ces physionomies !
Des grosses mochetées, gonflées et rondouillardes comme le bonhomme Michelin. (Du reste l’une d’elles a appelé sa petite fille Micheline.) Avec des bourrelets aux cuisses, au bide, au fignedé… Des nichons pareils à des sacs de farine, des bajoues. Le tout couvert de peinture, d’or, de soie, de prétention… Couvert d’imbécillité… Des sourires lippus ; des regards visqueux comme des beignets mal cuits ! Ah ! les belles dames rupinos ! Bien faisandées, varicées, cellulitées, engraissées, mais dignes ! Dignes avec du rouge aux lèvres et aux joues, du noir et du vert et du bleu et du violet aux châsses ! Et jaunes aussi… C’est jaune et ça ne sait pas !… Jaune verdâtre, comme toutes les barbaques gâtées ! Car elles sont gâtées, ces dames… Par la chance… d’accord ! Mais gâtées aussi par l’âge ! Gâtées par leur mari, et gâtées par tous les pores de la peau. Gâtées du haut en bas, de bas en haut, de gauche à droite… Gâtées au-dedans et au-dehors… Et elles attendent des miracles du soleil. En v’là un qu’est pas dégoûté : promener ses beaux rayons sur de la viande avariée ! Il n’a pas de dignité, ou alors il protège les mouches bleues ! Il leur veut du bien ! C’est pas possible autrement !
Elles prennent des mines, des poses, des attitudes, les gravosses ! Bouche en sortie de secours pour œuf pressé ! Mirettes aux cils clapoteurs… Elles vampent, elles troublent, elles fourragent dans les regards comme dans leur sac à main… Elles font l’inventaire des messieurs… Et eux, bonnes crêpes, jouent le jeu… Chemisettes, foulard de soie, futal de flanoche, crins calamistrés. Bravo, Cadoricin !
« Vous avez perdu vos lunettes de soleil, chère madeume ! »
« Oh ! merci messieur, vous êtes bien n’aimable ! »
Et allez-y ! À l’abordage ! Le sabre au vent !
« Qu’est-ce que vous faites ceu soir ? »
L’emballage ! La grande kermesse du Prends-moi-toute ! Tombola au bénéfice des laveries automatiques Machin… Premier lot : une Brosse-à-faire-reluire… Deuxième lot : une Paire-de-patins… Troisième lot : un exemplaire du Kamasoutra tiré sur japon impérial numéroté de droite à gauche !
Je me carapate de là ! Y a des moments où mes semblables m’ulcèrent. Je me contemple en eux comme en un miroir déformant ! Oh, c’te gueule ! c’te gueule, c’te binette !
De mon allure souple et dégagée, je franchis l’espace séparant les deux cheminées et je perçois alors des aboiements.
Sur un bateau c’est plutôt curieux… Me fiant à mon ouïe, je grimpe un nouvel escadrin et me trouve dès lors sur une nouvelle plate-forme. Une porte basse est ouverte devant moi. Je m’aventure… Elle donne sur le chenil, car les chiens-chiens à leur douairière ne sont pas admis ailleurs qu’ici… J’avise une succession de grandes cages munies de barreaux… Deux représentants de l’espèce canine se font tartir dans deux boxes différents. L’un est un abominable pékinois aux yeux en boule de loto. L’autre un énorme boxer bringé à l’aspect peu engageant.