Il va rouscailler, mais, tel Louis XVI sur la bascule à Charlot, il est stoppé par un roulement de tambour, en l’occurrence un heurt à la porte.
Je vais délourder et je me trouve face à face avec mon petit enseigne de vaisseau. Vous ai-je balancé son blaze, déjà ? Il s’appelle Désir, son père devait être wattman, du moins je l’espère[59].
— Mon cher commissaire, murmure-t-il. Nous avons fait diligence[60] et voici les renseignements que vous attendez…
Et de m’atriquer une feuille de papezingue à en-tête de la compagnie.
Là-dessus, trois noms. Il les commente.
— Je tiens à vous préciser que trois personnes à bord possèdent des voiles de crêpe noirs… Deux sont des dames âgées connues du reste, dont toute la garde-robe est en deuil, si je puis dire… Il s’agit de la générale Demy-Tour, personne de soixante-douze ans, dont le mari est mort l’an dernier, vous avez dû l’apprendre par les journaux ; et de Mme Lecas-Binay, des engrais franco-boulimiques ! Pour cette dernière, les vêtements de deuil se justifient très bien aussi, car son frère aîné a été tué la semaine passée dans un accident…
Je piaffe autant qu’Édith.
— Et la troisième ?
— La troisième est la femme d’un diplomate indou, Mme Gahrâ-Témische ! Elle entrerait dans la catégorie que vous cherchez, à savoir dans celle des personnes n’ayant qu’une tenue de deuil, seulement sa jeune nurse, elle, est en deuil ; ce voile de crêpe et la robe noire découverte dans la cabine de Mme Gahrâ-Témische appartiennent très certainement à son employée dont les bagages sont restreints…
Voilà, dit-il, c’est tout !
— Je vous remercie… Bravo pour la rapidité d’exécution.
Il se retire. Je reste perplexe… En moi se dessine un petit quelque chose pas piquousé des hannetons ! Voyez-vous, ce qu’il faut, quand on est poultock, c’est un minimum d’imagination. On doit construire des thèses… Si elles paraissent bien foutues, on cherche à les justifier et neuf fois sur dix on y parvient.
Mettons que le diplomate indou ait été en cheville avec Grunt ? Vous suivez ? C’est lui qui, à New York, doit négocier avec d’autres puissances la vente des fameux plans… Bon. Ne pouvant trop se mouiller, il charge sa bonne dame d’apporter le matériel… On ne se gaffe pas trop d’une digne dame avec son rejeton…
Celle-ci engage une nurse française pour s’occuper du moufflet. Elle constate que son employée est en grand deuil et ça lui donne une idée : pour réceptionner les plans et verser la mort-aux-rats à Bolémieux, elle s’affuble d’une tenue appartenant à sa nurse. Ça lui permettra de dissimuler son visage de façon naturelle. Ensuite elle regagne son hôtel, se change et fait ses valises… Cela explique que la tenue de deuil se trouve dans ses bagages à elle ! Oh ! mais dites donc, c’est du chouette, ça ! J’arrive à grandes enjambées à une heureuse conclusion… Je vous parie une faim de loup contre un loup de velours que me voilà au seuil de la réussite !
En chasse, San-Antonio ! En chasse !
— T’as l’air complètement perdu, observe Pinaud, ça ne va pas ?
— Au contraire, mon vieux pébroque… Ça boume comme jamais ça n’a boumé !
Je les charge de mission. Dans mon turbin, il ne faut jamais rien laisser au hasard.
— Toi, Béru, tu vas te débrouiller pour fouiller à fond la cabine de la générale… Explore bien à fond… Je veux du travail sérieux… Si tu trouves une maquette d’avion ou des fafs intéressants, fais-moi signe. Surtout gaffe à ne pas te laisser piquer en flagrant délit… Ça n’arrangerait pas nos affaires, tu piges ?
— T’inquiète pas, je connais mon métier.
— O.K. ! Et toi, Pinuche, même turbin dans la cabine de la marchande d’engrais… Voilà les numéros de cabine de ces dames… Travaillez lorsqu’elles seront à la soupe et évitez d’attirer l’attention du steward. Ne lui montrez vos fafs qu’à la dernière extrémité, compris ?
— Compris, San-Antonio.
Le Gros fait la gueule.
— C’est ennuyant, dit-il. Moi, j’avais posé rembour à ma nana au bar…
— Va lui dire que t’as un empêchement. Invente ce que tu voudras ! Tiens, t’as reçu un pneu : ta vieille tante Amélie est au plus mal…
Il hausse les épaules.
— Facile à dire… Une excuse, sur un bateau…
J’explose comme un pétard bien sec.
— Dis donc, Lagonfle ! Tu te figures tout de même pas qu’on te paie pour brosser les vieilles rombières américaines, non ?
— Faut pas m’en vouloir, San-A. J’suis mordu. Ça fait quatorze ans que j’ai pas trompé Mme Bérurier…
— Alors tu fais la relève ! Dis, tu ne vas pas devenir dingue pour une vioque qu’à déjà usé quatre bonshommes et qu’a les nichons en quart Perrier.
— On voit que tu les as pas vus, affirme le Gros avec un air d’en avoir plusieurs.
— Je m’en voudrais, je suis p’t-être cardiaque. Elle a un sein qui lave la vaisselle et l’autre qui nettoie le plancher, ta déesse !
Bérurier sort en claquant la porte.
Pinaud rigole comme l’écoulement d’une chasse d’eau.
— Il retrouve ses vingt ans, murmure-t-il, tout attendri.
— Alors faudra refaire les présentations, fais-je, parce que ça m’étonnerait qu’ils le reconnaissent, ses vingt ans !
Pinaud donne un coup de peigne savant aux cent trente-quatre cheveux qui végètent sur son crâne blême. Ensuite de quoi il rebrousse un peu sa moustache pour lui donner du bouffant.
— Et toi, demande-t-il, qu’est-ce que tu fais ?
— Je change de service !
— Comment ça ?
— Je me fais verser dans la police des nurses !
Grand-messe à bord ! Le père Colateur, annoncé à l’extérieur, célèbre la messe sur la scène du théâtre-cinéma. On a amené un autel roulant, deux boy-scouts en vadrouille servent l’office et un prêtre américain répète en anglais les paroles liturgiques.
Il y a beaucoup de monde… On se croirait à Saint-Honoré-d’Eylau. Entre nous et le premier venu[61], la cérémonie est émouvante. Je ne tarde pas à repérer ma petite Marlène, au fond de l’église-théâtre-cinéma-salle des fêtes. Elle est à croquer, avec sa blondeur, sa gentillesse, ses yeux bleus et sa poitrine qui ne doit rien aux établissements Dunlop. Elle m’attendait avec anxiété et son chapelet à la main. Un chapelet à grains roses pour faire plus gai. Elle en a déjà égrené une douzaine.
Lorsque je radine à ses côtés, elle s’arrête.
— J’ai rêvé de vous cette nuit, lui dis-je. Vous habitiez un nuage rose, et moi je vadrouillais par-là avec une belle paire d’ailes !
C’est un peu fortiche pour son niveau intellectuel. Ce qu’il faut à cette torcheuse de morveux, c’est le calembour Vermot dont j’ai le secret. De la gaudriole bien française, que dis-je : gauloise ! Du simple, de l’assimilable, du pas contractant, de la blague oxygénée, écrite en lettres majuscules, avec chute appuyée, eau chaude, eau froide et vue sur le Bonaparte manchot ! Avec ces armes-là on est assuré de trouver le chemin de son escalope à crinière !
J’attends la fin de l’office, grave, recueilli comme un enfant de l’assistance ; puis je l’entraîne vers ma cabine…
Les deux célèbres duettistes Pinaud-Bérurier sont partis sur le sentier de la guerre. Je mets le crochet de protection et me voilà, présentant à la pieuse Marlène l’un des deux fauteuils de la cabine. La mer commence à se faire un peu chahuteuse et le barlu prend plus de gîte qu’un lièvre.
— Vous n’êtes pas en sécurité sur ce fauteuil, dis-je à la déesse des nurseries… Vous devriez vous asseoir sur ma couchette.
61
Un certain Adam. Sa femme était très jalouse. Chaque soir, avant de s’endormir, elle lui comptait les côtes !