— Vite ! Vite ! croasse-t-il. « IL » vient de sortir !
Pinuche se relève et masse délicatement son verre de montre.
— Tu es sûr ?
— Pas de doute ! Il s’est donné un coup de peigne. Ensuite il a enfilé sa veste et il est parti…
Je bombe dans la rue, mon collègue au prose. Il ne s’agit pas de faire chou-blanc… Si par hasard nous rations le monsieur, je connais un dénommé San-Antonio qui voudrait se faire jouer La sortie est au fond du couloir par son supérieur hiérarchique.
Tout en cavalant le long du trottoir, je passe mes instructions au révérend Pinuche.
— Toi, tu lui files le train à pince ; moi, je prends la voiture, comme ça nous serons parés…
Parvenus à l’angle de la rue, nous stoppons afin de balancer un coup de périscope sur l’entrée du meublé. Le Bon Dieu, qui n’a sans doute rien de plus pressé à faire aujourd’hui, est avec nous. Voici effectivement notre bonhomme qui déhote de sa planque. M’est avis que ça va être vachement coton de le suivre, car il est méfiant comme un marchand de voitures d’occasion recevant la visite du fisc. Il regarde attentivement dans la strasse avant de foncer. Heureusement, Pinaud est l’homme idéal pour suivre un quidam. Dans les cas graves, sa bouille de vieux déchet fait merveille. Qui donc irait se gaffer d’un chpountz comme lui, fringué à la ville comme à la scène par le Carreau du Temple, sale comme les bas-fonds de Barcelone et aussi puant qu’une couenne de lard oubliée[9].
Tandis que mon estimable collaborateur prend en chasse notre gibier. Moi, je gagne ma voiture. J’ai dans l’idée qu’elle ne me sera pas inutile en l’occurrence ; car je vous parie « Un jour de gloire est arrivé » contre une nuit avec Miss Monde, que le gars à la cicatrice va essayer de brouiller les pistes.
Pour l’instant, je joue les corbillards automobiles… La circulation est faible dans ce quartier, ce qui rend la filature à distance plus aisée. Je m’arrête, de temps à autre, pour laisser de l’avance aux deux hommes.
L’homme aura du salpêtre à sa veste à force de raser les murs. Pinaud, lui, s’en va d’une allure paisible, s’arrêtant de temps à autre pour se moucher dans un formidable mouchoir à carreaux. Je ne crois pas que notre lièvre l’ait encore repéré ou du moins qu’il se méfie de lui…
Nous prenons des rues, encore des rues… Lorsque celles-ci sont à sens unique, je contourne le pâté de maisons pour revenir dans le sens contraire, au carrefour suivant.
Nous finissons par déboucher sur les quais. Là, sans crier gare… (du reste, pourquoi pousserait-il ce cri ?) notre zouave stoppe un taxi en maraude et s’engouffre dans le véhicule.
Le coup classique !
Pinaud en reste comme deux ronds de flan. Heureusement que j’avais prévu le coup. Aussitôt j’écrase mon champignon afin de doubler le bahut. On a dû vous le dire dans d’autres ouvrages moins éminents que celui-ci : la meilleure façon de suivre quelqu’un c’est encore de le précéder… Je ne me laisse remonter par le G7 qu’en atteignant les ponts… Puis, lorsque je vois que le chauffeur va continuer tout droit, j’accélère à nouveau pour le précéder.
Dans mon rétro, j’aperçois le copain qui garde la frite collée à la lucarne arrière de son tréteau. Pauvre cloche, va !
Nous continuons de longer la Seine… Nous traversons l’Alma, la place du Canada, la Concorde… Nous suivons le Louvre et atteignons le Châtelet… Là, le bahut vire à droite et traverse le pont.
Crevant ! on va passer devant la grande taule… Maintenant je préfère laisser au taxi l’initiative des opérations. Mine de rien, je me fais doubler… L’homme à la cicatrice paraît rassuré car il ne zyeute plus à l’arrière… Assis dans l’angle du véhicule, il songe à la mort de Louis XVI, ce qui est tout naturel lorsqu’on vient de passer devant l’ancienne prison du Temple.
Nous traversons la Cité et parvenons quai des Orfèvres. Le taxi vire à droite… Puis encore à droite… Il pénètre dans la Cour principale de la grande Cagna ! Je crois que je n’ai jamais ressenti une surprise d’une telle qualité…
Je sais bien que vous êtes tous plus ou moins atrophiés du bulbe, mais tout de même vous reconnaîtrez que c’est un peu fort de caoua ! Voilà un zigoto qu’on surveille depuis deux jours comme du lait sur le feu… On ne le perd ni de l’œil ni de la semelle… Quand il quitte son repaire on a le cœur branché sur la haute tension parce qu’on se figure qu’il va nous conduire quelque part… Et cette enflure nous mène droit chez nous !
Il douille son taxi. Le bahut décrit un virage savant et disparaît. L’homme à la cicatrice reste planté dans la cour, indécis… Il regarde les allées et venues, les voitures-radio, les paniers à salade, les inspecteurs qui palabrent, les gardiens de la paix et autres images affligeantes… Jamais je ne l’ai aussi bien vu que dans cette lumière tendre d’automne… Un soleil mutin, pâle comme le dargeot d’un canard plumé, joue sur Paris… Il fait frais et triste.
L’homme paraît être le catalyseur de la tristesse ambiante. Avec sa gueule mal rasée, ses yeux enfoncés, cernés par la fatigue et la peur… il a quelque chose de pathétique. Il porte un complet marron, luisant au coude, une chemise sale, un gilet tricoté en laine grise… La barbe envahissant ses joues dissimule la cicatrice qui lézarde sa tempe. Un instant je me dis qu’il ne va pas oser aller jusqu’au bout… Qu’il va se tailler… Alors je joue le pacson…
Je descends de bagnole et m’approche de lui, très décontracté, très aimable.
— Vous cherchez quelqu’un, monsieur ?
Il me regarde. Ses yeux ont un je ne sais quoi de chaud, de vibrant, qui me va droit au cœur. Ils s’accrochent à moi comme un enfant à la main de sa mère lorsque celle-ci l’emmène pour la première fois aux Galeries Lafayette un jour d’exposition de blanc.
— Je…
— Oui ?….
Bonté divine ! Ça paraît duraille à sortir…
— Je voudrais voir quelqu’un…
Il a un accent chantant, très méditerranéen.
— Qui ?
— Je ne sais pas… Un commissaire…
— Je suis commissaire…
Pour le rassurer sur ce point, je lui montre ma carte.
— Ah ! bien, bon… Oui… murmure-t-il… Alors, je vais vous parler.
— Suivez-moi jusqu’à mon bureau…
Nature, mon service n’a rien à ficher avec le quai des Orfèvres, mais ce n’est pas la peine de le dire au gars. Il est trop indécis pour supporter le transport. Quand un bonhomme est à point, faut le cueillir presto…
Nous pénétrons dans la baraque et j’avise Meunier, un de mes collègues de la P.J.
Je m’approche de lui.
— Tu peux me prêter ton burlingue cinq minutes ? lui soufflé-je. J’ai là un client qui doit accoucher d’urgence…
— Tant que tu voudras. D’autant plus que je me barre…
— T’es un frelot.
J’entraîne ledit client dans le bureau de Meunier : une petite pièce très administrative pourvue d’un bureau recouvert de cuir sale, d’un classeur dont le volet ne veut plus remonter et de quelques sièges déprimés.
— Asseyez-vous…
Le gars s’assied. On dirait que tout ce qui peut retarder l’échéance est mis à profit par lui. Il a pris un chemin déterminant, mais il le voudrait sans fin pour ne jamais arriver à destination. Ainsi sont les hommes[10].
Je tends un paquet de cigarettes à mon interlocuteur. C’est classique et pourtant ça réussit toujours. Ce sont de ces gestes insignifiants qui permettent aux hommes de se retrouver à travers les barrières sociales[11].
Je me colle une sèche dans le bec et je nous allume. Ensuite, tout en exhalant ma première bouffée, je murmure, très hollywoodien.
9
D’aucuns trouveront mon sens de la comparaison excessif… Je leur répondrai pertinemment et avec à-propos : « Et après ? » S’il est des cas où l’on se doit d’appeler un chat un chat, il en est d’autres où l’on peut également l’appeler Minet.
10
Mordez un peu ma pudeur d’auteur. À partir de cette considération philosophique je pourrais vous pondre le grand couplet chiadé… Mais au lieu de ça je continue imperturbablement ma narration ! Conscience professionnelle avant tout. Bon, et maintenant remontez, je vous attends !