Il se tait. Ça y est, le voilà soulagé. Il s’est vidé de son secret… Je me lève et je vais lui mettre la main sur l’épaule.
— Vous avez bien fait, mon vieux… On va peut-être pouvoir vous récompenser de votre loyauté en ne vous livrant pas aux collègues italiens…
Alors le voilà en pleine démonstration. C’est le chaud Latin dans toute sa splendeur. Il m’empoigne la main et la presse sur sa poitrine avec ferveur comme si c’était de la relique homologuée… La paluche de saint Antoine de Padoue, par exemple. J’ai grand mal à me dégager…
— On va aviser, mon cher… Il faut que j’en réfère à mon chef… Quel coffre vous a-t-il demandé de cambrioler ?
— Celui d’une usine d’aviation…
— Voyez-vous…
J’attire le bigophone posé sur le bureau et demande le numéro du Vieux. La voix de celui-ci retentit presque aussitôt.
— J’écoute…
— Ici San-Antonio, chef… J’ai du nouveau… Puis-je vous voir immédiatement ?
— Arrivez !
C’est tout. Je pose le combiné sur sa fourche.
— Venez, Diano ! On va se pencher sur votre passif !
Le Vieux aurait fait un très représentatif président de la République, avec sa belle casquette en peau de fesse, luisante comme une engelure ; son maintien noble, ses mains délicates qui sollicitent le moulage et ses costars admirablement coupés.
Il a les bras croisés, ce qui met en valeur ses manchettes amidonnées dont les boutons d’or, très classiques, étincellent presque autant que son caillou.
Son regard bleu candide fixe avec intensité l’Italien affalé dans le fauteuil. Le Vieux n’est pas très sensible à l’aspect humain du problème. Pour lui, les hommes, ce sont avant tout des noms, des fonctions, des rôles et des pions… Il joue avec eux comme avec les pièces d’un échiquier… Il les déplace, les manœuvre, les organise… Il se fout de ce qu’ils peuvent penser. Mieux : il ignore que tout le monde a un cœur et un cerveau. Assis à l’écart, j’observe la scène. Je me crois au cinoche, c’est captivant.
— Grunt ne vous a pas donné de détails sur l’usine qu’il veut vous faire cambrioler ?
— Non. Il m’a seulement dit que c’était une usine d’aviation…
La voix de Diano est sourde comme une lanterne. Il est très impressionné par la classe de son interlocuteur.
— Quand doit-il vous contacter ?
— Aujourd’hui… Puisqu’il a dit qu’il me donnait deux jours…
— Où ?
— Il n’a rien précisé.
— Comment vous a-t-il contacté la première fois ?
— J’ai reçu un télégramme signé : « Votre ami de Florence ». Il me fixait rendez-vous sur le quai de la Mégisserie…
Le Vieux retourne s’asseoir à son bureau. Il saisit un porte-plume en marbre et se met à dessiner des oiseaux des îles sur une feuille à en-tête de la Grande Cabane. Toutes les fois il dessine des oiseaux. Je pense qu’il doit liquider un complexe, lui qui est aussi déplumé que son sous-main.
— Monsieur Diano, murmure-t-il, après qu’il a mis des ergots crochus à un vautour malgache, je crois que vous pouvez nous être très utile…
Le Rital se trémousse sur son siège.
— Vous allez rentrer chez vous, poursuit le Vieux…
Diano se liquéfie…
— Rentrer chez moi, Madonna !
— Oui… Vous attendrez la suite des événements. Si Grunt vous contacte et vous demande les raisons de votre fugue, dites-lui la vérité : à savoir que vous avez eu peur… Il comprendra très bien cela et ne vous en tiendra pas rigueur. Vous accepterez alors sa proposition, vous me suivez ?
Incapable de proférer un son, l’Italien opine lentement du bonnet.
Le Vieux a de nouveau le regard perdu sur ses oiseaux… Il met un troisième œil à un bengali suédois qui n’en demandait pas tant et, satisfait, relève son menton d’intellectuel bien nourri.
— Vous ferez tout ce que vous demandera Grunt, reprend-il…
— Mais, bêle l’autre…
Le Vieux cisaille ses protestations d’un geste auguste.
— S’il vous demande de cambrioler ce coffre, vous le ferez… Vous lui remettrez le produit de votre vol… Vous me suivez ?
— Oui, Monsieur…
— N’essayez plus de fuir, de vous cacher… Nous sommes là, dans l’ombre, qui vous prenons en protection, soyez-en persuadé… Je ne vous demande qu’une seule chose. Lorsqu’il vous aura dit de quelle usine il s’agit, il faudra nous le faire savoir…
— Comment ? s’inquiète Diano qui récupère peu à peu…
Le Vieux se tourne vers moi.
— Vous avez une idée, San-Antonio ?
Je réfléchis un court instant. Mes turbo-compresseurs fonctionnent admirablement et j’ai vite trouvé la solution.
— Rue Chaptal, fais-je, il y a un restaurant Chez Saint-Marcoux… Lorsque vous saurez, allez-y bouffer. Vous irez vous laver les mains avant de vous mettre à table. Les lavabos sont séparés de la cuisine par un mur qui ne va pas jusqu’au plafond. Vous écrirez l’adresse de l’usine sur une feuille de papier et vous jetterez le message par-dessus le mur. La patronne est une bonne copine que j’affranchirai… Vous avez saisi ?
— Oui, bene.
— Pendant que vous y serez vous goûterez à son civet de lièvre, c’est le meilleur de Paris !
Le Vieux appuie sur un timbre. Un huissier paraît.
— Qu’on fasse reconduire ce monsieur près de chez lui dans l’une de nos fourgonnettes…
L’huissier s’incline. Il attend Diano. Le Vieux fait un salut très raide au Rital. Moi, plus social, je lui serre la manette.
— À bientôt, Diano… Surtout n’ayez pas peur, tout se passera bien…
Il s’en va, réconforté. Je vous parie un pot de vaseline contre un disque de Tino Rossi qu’il pense le plus grand bien de la police française !
À peine la lourde porte insonorisée s’est-elle rabattue sur les talons de notre homme que le Vieux décroche son téléphone intérieur.
— Allô, Bérurier ? Vous allez prendre en chasse l’homme qu’on va emmener en fourgonnette dans un instant. Faites-vous assister par qui vous voudrez, mais ne le perdez pas de vue un seul instant, compris ?
Il raccroche sans même laisser le temps au Gros de dire amen. Son front est plissé comme la jupe d’une pensionnaire des Oiseaux.
— Que pensez-vous de cette histoire, San-Antonio ?
Je suis catégorique. Du reste, avec le Vieux, il faut feindre de l’être même si l’on a une grosse envie de biaiser.
— Cet homme nous mène en bateau, patron…
Il tressaille. Son œil gauche se ferme pour cause d’inventaire et le voilà qui se met à tirer sur ses manchettes.
— Pourquoi ?
— Je n’ai pas digéré le coup de fil qu’il a reçu au meublé…
— Expliquez-vous, ronchonne le Yul Brynner de la rousse.
— Voilà… Diano était dans un meublé comportant le téléphone. Quand on l’a demandé il n’a pas décroché… Pourquoi ? Ce pouvait fort bien être la direction de l’hôtel qui le sonnait pour une question de service… D’autant plus que, jusque-là, Diano utilisait le téléphone pour se faire monter à manger… Cette fois il s’est gardé de décrocher… Pourtant il savait qu’on l’appelait de l’extérieur. Il m’a dit textuellement ceci : « Tout à l’heure, IL m’a demandé au téléphone »…
Je me tais. Le Vieux ne paraît pas convaincu.
— Ce n’est pas probant, fait-il… Lorsqu’il est sorti, le logeur a pu lui dire que l’appel venait de l’extérieur…
Je secoue la tête.
— Non, patron. Avant de l’amener dans votre bureau j’ai retéléphoné au meublé, ils ne l’ont même pas vu partir…