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Ayant salué l’auditoire restreint, je le propulse dans la nuit humide.

— Où on va ? s’informe-t-il seulement.

— Au turf…

— Encore !

— Oui…

Il me suit en clopinant jusqu’à mon garage.

— À mon âge, grommelle-t-il, je mériterais tout de même un peu de repos !

— Patiente, l’exhorté-je… D’ici peu, tu auras droit au repos éternel… À propos, qu’est-ce que tu préfères : les dahlias ou les chrysanthèmes ?

* * *

Nous ne tardons pas à atteindre l’usine Vergament. Elle est assez réduite pour une usine d’aviation. Si je m’en réfère à un article lu il y a quelque temps dans un baveux technique, on y étudie des prototypes très futuristes. Les bâtiments, cernés par un haut mur, s’élèvent en bordure de la Seine, sur l’emplacement d’un ancien studio.

Pinuche que, chemin faisant, j’ai mis au courant des événements, est très déprimant.

— Tu sens bien que c’est une affaire foireuse, murmure-t-il… De deux choses l’une : ou bien Diano est sincère et en ce cas l’équipe de Grunt est trop fortiche pour ne pas s’être aperçue que nous le tenions à l’œil… Ou bien, comme tu le crois, on nous tend un piège et le fait que nous marchions aveuglément ne peut que satisfaire nos adversaires…

Il a bavé tout ça sans reprendre souffle et, lorsqu’il se tait, il est aux extrêmes limites de l’asphyxie.

Je médite, comme dit un jeune poète de mes amis[17], ces paroles empreintes du plus parfait bon sens.

Il a raison, le Vieux. Nous nous aventurons sur un terrain glissant. Moi aussi, je suis intimement persuadé que, d’une façon comme de l’autre, les espions savent que nous sommes sur le coup. Or, ça a l’air de les arranger ! Drôle de pastis ! Suivez mon raisonnement si vous le pouvez ! Nous nous doutons qu’ils se doutent ! Or nous n’avons absolument pas d’autre conduite à tenir que celle qu’ils semblent attendre de nous ! Vous pigez ? Non ! Je vois à vos figures de constipés que vous becquetez de l’aile, les gars ! Vos frites ressemblent à un quartier sinistré. Vous avez oublié votre taf de phosphore ? Faut bouffer du poisson, mes petits… Je sais bien qu’au point où vous en êtes ça ne se guérit plus, mais ça ne coûte rien d’essayer…

Nous arrêtons la tire en bordure du quai, dans une zone d’ombre due aux arbres… D’où nous sommes il nous est fastoche de surveiller l’entrée de l’usine. C’est l’unique issue. Partout les murs sont sommés de fils de fer qui doivent être soit barbelés, soit électrifiés, ce qui rend l’escalade impossible dans les deux cas…

— Écoute, fais-je à Pinuchet. Par mesure de sécurité tu vas aller te poster à l’autre angle des bâtiments… Ainsi nous couvrirons de notre double regard de lynx tout le périmètre de l’usine.

Il ne répond rien. Je lui balanstique un coup de coude dans le bras… Il brame :

— Ouïe ! ouïe !

— Ben quoi, je t’ai pas tué, non !

— Tu m’as fait mordre le menton !

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— J’étais en train de remettre mon râtelier pour pouvoir manger le sandwich… Je parie que ça saigne ! Regarde voir !

Je le rassure.

— Avec la tension que tu as, pour arriver à t’extirper une goutte de raisin faudrait t’ouvrir en deux, et encore ! Allez, go !

Il descend de bagnole en maugréant.

Comme il s’apprête à disparaître, je le rappelle.

— Hé, fossile ! À part ton sandwich, t’as une arme sur toi ?

— Oui, mon revolver, pourquoi ?

— Ça peut servir quand on part en pique-nique…

Il se fond dans l’obscurité, ce qui, pour lui, ne constitue pas un exploit étant donné que tout son être a quelque chose de nocturne.

Je reste seulâbre, derrière mon volant. Un coup d’œil à ma tocante m’apprend qu’il est dix heures vingt. Comme il faut bien qu’il soit dix heures vingt à un moment ou à un autre, je me fais une douce violence et j’attends patiemment la fuite du temps et la suite des événements.

L’impatience me ronge la nénette jusqu’au trognon inclus.

Rien n’est plus difficile à tromper que le temps. On peut tromper sans trop de peine : sa femme, son monde, son meilleur ami (ça, c’est ce qu’il y a de plus facile) ; on peut se tromper soi-même (surtout si l’on n’est pas son genre), mais le temps ne se laisse pas tromper sans rechigner. Il proteste à coup de secondes… Ah ! les secondes, vous parlez d’une vacherie ! Perfides comme une fourmilière ! Elles paraissent courtes lorsqu’on téléphone à Londres, mais quand on attend dans le noir on se rend compte qu’il en faut soixante pour faire une minute. Or de nos jours on ne va pas loin avec une minute… Ce qui me ronge le plus dans ces périodes d’immobilisme, c’est la pensée de tout ce que je pourrais faire de positif pendant ce temps qui s’enfuit et que j’use pour rien… Tenez, par exemple, et pour bien vous donner une idée précise de la chose : en une seconde je pourrais ouvrir mon pantalon (qui est à fermeture Éclair) ; en dix secondes je pourrais lire la première page de France-Soir ; en trois minutes je serais capable de faire cuire un œuf-coque ; en une heure je me rendrais inoubliable à une dame ; en deux je pourrais faire laver ma voiture et en trois faire deux fois le tour de la terre[18].

J’arrête pile mes calculs… En effet, un taxi-auto vient de stopper à quelques mètres de moi. Un homme en descend : Diano.

À la lumière profuse[19] de l’éclairage axial, je le reconnais aisément. Il est vêtu d’un complet noir, d’une chemise noire et d’espadrilles de même teinte. Il porte à la main un petit sac de bain de couleur sombre. Son embrasse-en-ville[20] sans doute ? Là-dedans il y a son nécessaire qui n’est pas superflu en l’occurrence.

Il marche prudemment, en biglant de chaque côté, comme pour s’assurer qu’il n’est pas livré à lui-même. Cet oiseau-là n’aime décidément plus sortir sans sa bonne. Pour les cambriolages, il ne se déplace plus qu’accompagné de ses parents.

Il ne me voit pas, ne voit personne et décide de faire son petit turbin en grand garçon. Je le vois s’approcher de la porte principale et fourrager dans la serrure avec une clé qui doit être la bonne, car l’huis s’entrouve en moins de temps qu’il n’en faut à certains chansonniers de ma connaissance pour prouver leur manque d’esprit. Diano disparaît, la porte se referme…

Bon, nous voici : lui au cœur de la place et nous au cœur du problème. Autres images pouvant convenir à la situation : les dés sont jetés, les jeux sont faits, le sort en est jeté, etc.

Je mate les azimuts de mon œil à deux sioux la paire. Je suppose que le gros Bérurier et Charvieux sont dans les parages, en tout cas ils ont travaillé comme des papes[21] car je ne les aperçois pas.

Attendons encore. Cette fois mon impatience confine au suspense. Un homme est en train de cambrioler des coffres protégés par la Défense du territoire, et nous le laissons faire ; premier point bizarre. Cet homme risque sa peau, car sans aucun doute, l’usine est gardée, et nous le laissons faire, deuxième point baroque. S’il réussit son exploit, il portera le fruit de son larcin aux espions qui le font travailler, et nous le laissons faire ; troisième point insolite… Tout ceci dans l’espoir d’alpaguer le réseau ! Vous vous rendez compte de la vitesse du vent ? Si jamais il y a un coup foireux, et il suffit de peu de choses… Nous pourrions embaucher tous les internationaux de l’équipe de France pour nous administrer des coups de savate dans le prose jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus lever la jambe et nous plus nous asseoir.

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17

En réalité il dit : « Je m’édite à compte d’auteur. »

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18

À condition toutefois d’être le bébé-lune ! Comme on dit dans les potins de la comète !

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19

Pourquoi « profuse », me direz-vous ? Soit. Mais alors, pourquoi pas ?

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20

Le comble de la maîtrise n’est-il pas de se censurer soi-même ?

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21

Ce qui est une façon de parler naturellement.