Ma parole, mon pouls s’affole. J’ai le palpitant qui fait équipe… Et tout ça n’est encore rien ! Comme disait mon vieux camarade de régiment Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne[22] qui avait, surtout sous Mazarin, l’esprit frondeur : « Tu trembles, carcasse, mais si tu savais où je vais te mener tout à l’heure, tu aurais les flubes bien davantage. »
Car, tout à l’heure, il va se passer quelque chose. Je le sens !
Je le sais ! Mon être est averti de la fiesta, comme les animaux sont avertis de l’imminence d’un cataclysme… Je voudrais pouvoir visser un gros piton dans le ciel afin d’y suspendre le temps. J’ai eu tort de laisser s’accomplir ce sale turbin… Je donnerais la moitié de vos économies, plus dix pour cent pour le service s’il m’était permis de rebrousser chemin… Peut-être qu’au lieu de relâcher Diano avec les honneurs de la guerre j’aurais dû le passer à la grande purge, manière de voir s’il avait des choses intéressantes à me confier pour publier en tête de ma cinquième colonne.
Enfin bref, il est trop tard !
Je me secoue… Que diable, je suis un homme d’action, oui ou non ! Même que je suis coté en Bourse, les dames vous le diront !
Une petite heure s’écoule goutte à goutte dans la nuit fraîche. L’automne met des écharpes de brume aux branches des arbres précocement dénudés[23]. Un couple d’agents cyclistes passe, emmitouflés dans des cache-col tricotés par mesdames. Ce qui prouve que si une hirondelle ne fait pas le printemps, deux hirondelles n’y parviennent pas davantage.
Les deux gars de la pédale s’éloignent dans un lointain aqueux (à bicyclette). Le quai redevient apparemment désert. Pas un bruit, pas un son, toute vie est éteinte, mais on entend parfois, comme une morne plainte… Celle du vent jouant, comme un enfant de mutin, avec les branchages d’où la sève s’est retirée sans laisser d’adresse.
Je suis saisi d’un doute : l’équipe Bérurier-Charvieux est-elle là ? Il semble que le quai soit totalement vide… Il est vrai que pour la planque ils en connaissent long comme un traité sur l’énergie sidérurgique et son application dans les moulins à café de demain.
Pas trace non plus des gens qui tirent les ficelles, à savoir Grunt et ses équipiers discrets. M’est avis que tout le monde se déguise en courant d’air ou en caméléon dans ce circus !
Lorsque la grande aiguille de ma montre a fait sa révolution sur le cadran, la porte de l’usine se rouvre et mon zigoto réapparaît. Il est plus furtif qu’un souvenir polisson et il se met à foncer dans la partie obscure du quai, la tronche rentrée dans les épaules… Il marche vite, sans courir cependant… Il semble avoir peur… Oui, pas de doute, il est terrorisé… Je lui laisse du champ et je démarre en douceur.
Je roule sur le trottoir de terre afin de rester sous le couvert des arbres… À quelques mètres de moi, la silhouette étroite de l’Italien suit la bordure de l’ombre. De temps à autre, elle traverse une zone de lumière blafarde et j’aperçois le panache blanchâtre de sa respiration… Nous parcourons de la sorte une cinquantaine de mètres… Bien que le moteur de ma bagnole soit silencieux, il fait tout de même un certain bruit perceptible pour l’ouïe tendue de Diano. Seulement l’Italien ignore si c’est une voiture amie ou ennemie qui le file…
Soudain, il se cabre. Dans l’ombre, devant lui, se tient une seconde auto, tous feux éteints… Il marque un temps et s’écarte pour passer. J’ai reconnu la bagnole au premier coup d’œil : c’est la traction du service. Dedans j’aperçois vaguement deux silhouettes… Béru et Charvieux. Ils sont plus champions encore que je ne me le figurais. Pour venir se ranger à cinquante mètres de moi sans que je m’en aperçoive, faut être quelqu’un de doué !
Je les double doucement et je leur fais un petit signe par la portière. Ils pigent et démarrent en trombe… Ils dépassent Diano, foncent sur le quai vide afin de repérer si la voie est libre… Comme ça, c’est mieux…
Nous continuons d’avancer, Diano et moi… Maintenant il va au trot, son nécessaire sous le bras… Sacrebleu, pourquoi a-t-il une telle frousse ? Il sait bien que les roussins sont là… Alors ? Que redoute-t-il ? Les autres ?
Soudain, comme il traverse une zone de lumière, un éclair déchire la nuit[24]. Une détonation très faible ponctue cet éclair et Diano culbute comme s’il venait de rater la bordure du trottoir.
J’arrête mon carrosse et je saute de la guinde en sifflant dans mes doigts… Je m’approche du corps inanimé. Diano a morflé une praline en plein bocal. Ça lui a fait sauter la calotte et sa bouille ne ressemble plus à grand-chose de présentable. Il est mort comme un filet de hareng.
Je me redresse au moment où arrive en trombe la bagnole de mes deux cascadeurs.
Bérurier en jaillit. Il a un pan de sa chemise passé par-dessus son pantalon et son chapeau cabossé lui donne l’air d’un épouvantail en vacances.
— Merde, ils l’ont buté ! brame-t-il de cette voix forte et basse qui lui a valu des propositions de la Scala de Milan.
— Le coup de feu est venu du côté de la Seine, lancé-je… Garde le corps… Charvieux, fonce jusqu’au pont pour pouvoir examiner la berge…
N’écoutant que mon courage, je dégaine mon P.38 et je file en direction de l’escalier conduisant à la Seine…
À une bonne distance de moi une ombre se profile… Cette ombre trace droit vers la flotte. Le meurtrier a-t-il envie de se buter, son forfait accompli ?
Non… Je pige la grosse astuce du monsieur… Il savait qu’on filait le train à Diano et il s’est préparé une sortie de secours aux pommes… En effet, un canot automobile est accosté. Il saute dedans à pieds joints et lance le moteur avec une promptitude qui ferait la gloire de la Maison Johnson si elle était à faire.
Je lève mon pétard, mais le canot danse et zigzague… Les trois valdas que je distribue ne font que soulever des petits geysers blancs à la surface du fleuve qui baigna Lutèce et qui arrose maintenant Paris. Le canot s’éloigne. Par un bol phénoménal pour moi, et un manque de pot catastrophique pour l’assassin, l’embarcation se dirige vers le pont que vient de rallier Charvieux…
Je sais ce qui va se passer. Charvieux a trois médailles de bronze et quatre en caramel galvanisé remportées dans des concours de tir au pistolet. Il pourrait s’engager au Métro pour poinçonner les tickets à coups de pétard si la poule se mettait un jour en chômage — ce qui semble bien improbable…
Comme le canot arrive entre deux arches du pont, deux détonations retentissent. Je vois le dinghy décrire alors une large courbe et aller se fracasser contre le flanc d’une péniche à l’amarre… Puis plus rien…
En galopant je remonte sur le quai. Y a déjà un drôle de populo. Vous le savez, les gens aiment le sang, pas seulement sous forme de boudin grillé. Dès qu’il y a de la viande morte quelque part, ils accourent, ces têtes de condor ! Il leur faut du saignant. Plus ça coule à flot, plus ils se régalent… Ça les excite ; le cirque ne leur suffit plus… Ils veulent que ça se déchiquette, que ça explose, que ça se disloque, que ça se désintègre sous leurs yeux… Leur rêve, ce serait de voir fabriquer du pâté d’homme… Ils seraient partants pour être commis-charcutier dans ce cas-là ! Des rillettes de lampiste ! Des ballottines de notaire ! Des pieds de champion pannés ! Du foie d’homme gras ! Et alors le fin des fins, le gros régal, le festin suprême : des tripes de voisin aux fines herbes !
Y me dégoûtent, ces nécrophages, ces scatophages ! Faut les voir se pousser du coude devant une dépouille de semblable… Et de sortir des bonnes astuces sur la tronche qu’il fait, ce tordu !