— Vie ! dit-il sourdement.
— Oui ? souffla-t-elle.
Il accentua son étreinte.
Penché au-dessus du corps tiède, Marcel tâtonna pour rallumer la lampe de chevet.
Son torse nu, bronzé, apparut dans la lumière voilée. De l’eau lui coulait dans le dos. Celui-ci, à hauteur des omoplates, était griffé par endroits, là où Vicky lui avait planté ses ongles. Il se laissa aller sur le côté, admira la femme qu’il avait soumise à la force des reins. Plus d’une plombe qu’ils luttaient. Lui, ça ne le dérangeait pas. Au plumard, il restait maître de lui, ne s’envoyait en l’air que quand il le voulait. C’était sa force avec les filles. Leur plaisir était le sien. Lui s’en foutait du spasme final. S’il s’y abandonnait en fin de parcours, c’était plutôt pour l’hygiène… Un démon dans son genre…
Étendue sur le dos, paupières closes, Vicky geignait doucement comme le font les enfants gâtés avant de s’endormir. Dans un mouvement continu, sa tête allait de droite à gauche, balayant l’oreiller de soie rose de ses cheveux épars.
D’un revers de pogne, il essuya la sueur qui sourdait de ses boucles noires et contempla le champ de bataille.
Sur le canapé, ses harnais voisinaient avec le déshabillé de Vicky. Le chemisier vert pâle et le futal vert bouteille formaient un petit tas au pied du pucier. L’une des ballerines avait atterri sur un fauteuil. L’autre avait dû rester dans la salle de bains. Dans son cadre, le marchand de mort subite ne risquait pas de prendre un jeton de mat ! Avant de se désaper, Vicky lui avait rabattu le nez contre le dessus du chiffonnier. En pénitence qu’il était le placeur en mitrailleuses ! Dans le fond, ça devait plutôt faire son beurre ! Lui qui avait les pénitences à la bonne…
Marcel revint à sa conquête, murmura :
— Vie…
Elle tressaillit, leva les bras à la recherche du mâle qui l’avait révélée. L’enlaçant avec fougue, elle balbutia :
— Marcel… Oh ! Marcel… Si tu savais… Jamais… avant toi…
Du coin de ses paupières, deux larmes roulèrent jusqu’à l’oreiller. Elle se lia à lui dans un cri de joie.
— Marcel !
D’un pouce léger, tendre, il lui frotta la tempe.
— Oui, mon petit… oui… là… là…
Elle se calma progressivement, retomba mollement en arrière. Ses lèvres s’écartèrent en un sourire heureux. Ses paupières se soulevèrent, livrant son regard où le bleu avait cédé place au violet. Un violet pur, irréel, que le vice, la saleté de la vie ne ternissaient pas. Elle posa tout ce violet sur lui, sur son visage qu’elle se mit à contourner d’un doigt reconnaissant. Au bout d’un moment, son doigt s’immobilisa en haut de la pommette gauche de l’homme, là où était encore visible un point de tatouage. Elle s’informa, dans un murmure :
— C’est pour ça qu’on t’appelle Point-Bleu ?
Il sourit.
— Oui. Connerie de jeunesse. Les bouzillages étaient de mode à l’époque.
Il lui présenta le dos de sa main gauche où, entre le pouce et l’index, trois autres points, formant triangle, se voyaient toujours, quoique à moitié effacés par les ans. Son sourire s’accusa. De la nostalgie erra dans ses yeux gris. Il expliqua, comme se charriant lui-même :
— Dans ce temps-là, celui qui n’avait pas ça n’était pas un vrai pur !…
Elle lui prit la main, en mordilla les doigts, les embrassa avant de s’intéresser :
— Qu’est-ce que ça représente donc ?
Il s’esclaffa doucement :
— La marque de noblesse des voyous français de l’époque ! Ces trois points que tu vois là veulent dire « Mort aux vaches ».
Elle se nicha dans la saignée de son bras, s’esclaffa à son tour :
— Les flics, hein ?
— Comme tu dis, mon bébé ! sourit-il en lui caressant les cheveux. Les flics ! Mais tout ça n’existe plus. Les voyous ont évolué. Tout change…
Il allongea le bras au-dessus d’elle pour s’emparer de ses cigarillos posés sur la table de chevet. Elle le freina au passage. Son corps se colla au sien. Ses yeux violets imploraient, en redemandaient. Au lieu de prendre les cigarillos, il laissa sa main glisser jusqu’au bouton, coupa la lumière.
VIII
Au Canari, la soirée s’avançait. Les aiguilles de la pendulette du bar étaient sur onze plombes. Les joueurs de brème avaient démurgé depuis un bout de temps pour céder leurs tables aux affamés. Pomme, la première, s’était fait la valise. Elle avait regagné son restau où elle présentait le menu sur une ardoise, ardoise qu’elle agrémentait de cigares à moustaches grandeur nature. Ses petits dessins à la craie avaient au moins le mérite de mettre de l’espoir dans le cœur des vicelardes en retard de ce qu’il en est.
Dans le tapis, toutes les carantes du fond avaient été retenues par le Marquis qui traitait. On ne voyait pas lerchem dans le casino. Le taulier, Canari-la-Bonne-Affaire, avait éteint l’électricité, l’avait remplacée par des bougies rouges dont les flammes vacillaient. La musique du pick-up s’était mise en veilleuse. Dans un coin, Aguigui, qui venait de saucissonner, se nettoyait les crocs avec la pointe d’une rapière, tout en gaffant sa remplaçante. Celle-ci donnait dans le strip-tease. Rien d’approchant avec celui que Quinze-Grammes maquillait au Ration K. Près de 40 berges les séparaient. Adada, — décidément les vedettes de la Butte ne se cassaient pas le trognon pour choisir leurs pseudos, — allait chercher dans les 60 carats. Ça ne fait rien. Ça ne la démontait pas. Elle exhibait. Pour l’instant, elle en était encore au jupon, un jupon amplement fourni en dentelle, blanc écru, fraîchement repassé. Hé oui ! elle ne mégotait pas sur le raffinement ! Ses seins en citrouille tressautaient quand elle remuait. Heureusement que des baleines maous les tenaient un peu ! Sinon… sur ses genoux qu’ils se seraient retrouvés ! Elle laissa dégringoler son jupon le long de ses jambes à varices, l’enjamba, tourna le dos aux spectateurs. Elle accompagnait ses gestes lascifs, — la coupure ! — d’une goualante de son cru, qui n’aurait même pas fait sourciller des premiers communiants.
— Le reste ! cria une voix avide.
Elle zieuta par-dessus sa grasse épaule, dans un clignement de châsses qu’elle voulait langoureux. Obéissante, elle commença à faire glisser son bénard. Il était de la même veine que le jupon. Un froc des temps passés, taillés dans un drap de lit. Oh ! elle pouvait prendre l’avion et sauter dans le vide, la douairière ! Sûr que son culbutant, en cas de pépin, lui servirait de parachute !
Encouragée par quelques clilles qui réclamaient une danse du ventre, en la scandant de leurs pognes, elle se mit à onduler des noix. Onduler ? Enfin, elle bougeait. Ses grosses fesses nues, dans la lumière trouble, ressemblaient à deux tas de gélatine.
Le Marquis parcourut la salle du regard, puis sa montre et appela Toni du doigt. Lui passant un talbin de cinq sacs, il ordonna :
— Tiens, refile ça à ta reine d’un jour ! Et dis-lui qu’elle se trace ! J’attends du monde…
De loin, il envoya le serbillon au taulier pour qu’il redonne la lumière.
L’honneur d’Adada étant sauf, vu le bifton grand format, elle se renippa sans renauder. Au bar, trois jeunes mecs, s’estimant frustrés du spectacle, voulurent faire du rebecca. Des regards, en provenance de la tablée où se tenait le Marquis, les firent rengrâcier. Ils ciglèrent leur tournée et mirent les adjas sans insister. Le Marquis se tourna vers l’homme qui, à sa droite, présidait.