— Tu crois que ça va pouvoir coller, Pirate ?
Les yeux d’un bleu délavé de l’interpellé, un vieux voyou célèbre dans le monde entier, pétillèrent dans sa face sillonnée de rides.
— Pourquoi non ? répliqua-t-il. Pas la première fois qu’on organise une trêve ! Le plus duraille, c’est de la faire respecter ! Mais je pense que les Napos seront compréhensifs. C’est leur intérêt.
Indiquant son vis-à-vis, un malfrat maigre de figure, nerveux de corps :
— Tu te souviens, avant-guerre, quand on est monté à Londres pour René ?… Pourtant, il avait tous les hommes de là-bas sur le râble ! N’empêche que ça s’est arrangé.
Le vieux brigand haussa ses larges épaules, à peine voûtées, soupira.
— Des coups glandilleux, j’en ai adouci quelques-uns dans ma carrière. Et tu le sais. Alors, pas la peine de se casser le chou. On adoucira encore celui-là. Si on y parvient pas…
Il s’engorgea une giclée de calva, laissa tomber, en reposant son godet :
— … Tant pis pour les Napos.
Autour de lui ils étaient une dizaine. Tous venus en renfort. Tous venus pour aplanir le coup. Et tous des hommes de poids, sauf Mimile, le fils adoptif de Pirate, un jeune gars de 25 berges, mais pas plus tendre pour ça. À part les intéressés et Pirate, aucun ne savait de quoi il en retournait. Ils ne savaient qu’une chose : le Marquis était leur ami, il avait besoin d’eux, ils étaient là.
Ce dernier se tourna sur sa gauche, vers Vicky. Elle resplendissait, ne s’occupait de personne, n’avait d’yeux que pour Marcel assis devant elle.
— Puisque Marcel a insisté, je suis d’accord pour qu’on continue ensemble, dit-il. À condition que les Napos…
Il cessa de jacter. Elle l’écoutait même pas. Elle était toute à son amour, à l’homme qui l’avait vaincue. Il réprima un sourire, fixa son associé, puis, détournant les châsses, se mit à jouer avec son cordon de soie. Ça l’étonnait bien un peu que Vicky s’en ressente pour un homme ! Elle, si coriace…
Il eut un mouvement fataliste des épaules. Après tout, c’était la vie. Un Julot s’amène et… À bien réfléchir, il n’était pas si étonné que ça. Il connaissait son équipier, ainsi que ses talents de culbuteur. Un mec capable de danser sur le baquet d’une frangine pendant deux heures sans se fatiguer ne pouvait pas perdre au jeu de l’amour. Ce Marcel n’était plus un homme, mais une usine à salpingite !
À chaque fois qu’il levait, c’était du quès. La sœur était mordue, ne voulait plus décoller. Fallait se mettre à la place des filles ! Rencontrer un mâle qui n’a pas le coup de tringle égoïste, c’est rare ! Aussi cherchaient-elles toutes à le garder. En pure perte. Il ne s’attachait pas. Mais possible que cette fois… Aventurière de classe, Vicky était la femme qu’il fallait au grand. Peut-être que ça durerait… En tout cas, lui, le Marquis, s’en foutait. Le principal était que le boulot se fasse à Bruxelles. Le reste…
Avisant Toni qui passait, il lui lança :
— Tu peux nous apporter le champ’ ! Et n’oublie pas d’en remettre à la glace ! J’crois que…
Il n’acheva pas, tourna vivement le trognon vers la porte qui s’ouvrait. Feutre à la main, Louis le Napo pénétrait dans le bar. Il était vêtu de bleu. Le Bug, harnaché de noir, Borsalino noir sur le cassis, suivait, mains dans les fouilles de son manteau clair. Des portières claquèrent dans la rue. D’autres hommes s’entiflèrent à leur tour. Cinq. Teint basané. Œil sombre. Siciliens ou Napos…
Tous s’amenèrent vers la carante du fond. Mais avant d’y parvenir, les cinq, sans se concerter, s’arrêtèrent au comptoir. L’un deux jeta à Canari :
— Cinq fines !
Nonchalamment, Marcel se leva, alla s’accouder à l’angle du rade. Le Marquis toucha le bras de Toni qui venait de déposer un seau à glace d’où sortait un magnum de Krug.
— Ça suffit comme champ’ pour l’instant. Fais barrer tes derniers clients.
— Mais…
Il la chassa d’un geste.
— Va. Leur addition est pour moi.
Toni fila vers les tables près de l’entrée. Elle avait tort de se biler. Ses clilles, deux hommes et trois femmes, s’étaient déjà levés et faisaient vinaigre à enfiler leurs roupanes. L’arrivée des sept enfants de Marie était pour quelque chose dans leur hâte.
Au rade, un couple qui éclusait dropa vers la sortie, imité par le restant des consommateurs. Aguigui fermait la marche.
C’est que les cinq malfrats arrêtés devant le bar foutaient les chaleurs. Ils n’en bonissaient pas une. On ne voyait que leur main gauche. Les cinq pognes droites, elles, demeuraient invisibles, perdues qu’elles étaient dans les glaudes de pardessus. Et ce qu’elles étreignaient n’étaient sûrement pas des poires à lavement !…
À la table du Marquis, on était également en place pour le quadrille. S’aidant du talon, le jeune Mimile avait dégagé sa chaise sans se lever, l’avait repoussée jusqu’au piano. Heureux le môme ! Ça sentait la poudre. Ses quinquets luisaient de plaisir. Sous son veston, sa paluche caressait la crosse d’un remède. Plus diplomates, ses anciens avaient tranquillement déboutonné leur veston. René de Londres et un autre étaient allés s’adosser à la porte conduisant aux tasses. Seuls, Vicky et le vieux Pirate semblaient neutres. Elle, sac sur les genoux, la main dessus, ne quittait pas Marcel du regard. Pirate, buste redressé, mains à plat sur la table, étudiait Louis qui s’avançait. Au passage, ce dernier salua Marcel du bras.
— Va bene ?
— Va bene, renvoya l’homme en gris, toute son attention portée sur le Bug.
Comme celui-ci parvenait à sa hauteur, il allongea une longue jambe flegmatique, sourit.
— Oh ! Bug !
Le tueur s’immobilisa, abaissa ses yeux glauques sur la jambe qui lui barrait le chemin et, lentement, les releva. Un rictus retroussait ses lèvres minces. Ses poings semblèrent s’enfoncer plus lourdement dans les poches du manteau. Marcel le fixa, se caressa la joue et, sans rien ajouter, ramena sa jambe, livrant passage. Tous deux s’observèrent. Le Bug, dans une grimace livide, Marcel dans un sourire qui filait les chocottes tellement l’œil ne cillait pas. Ce fut tout. Côte à côte, sans se parler, ils allèrent vers la table du Marquis où Louis, bras écartés, s’exclamait avec rondeur :
— Salut à tous ! Un siècle qu’on s’est pas vus, Marquis !
Ce dernier tendit la main.
— En effet ! La dernière fois, c’était où ? Broadway ?
De son feutre, Louis le Napo balayait l’air.
— Non, Détroit ! Souviens-toi… au petit bistrot français !
— C’est juste, approuva le Marquis qui, pouce braqué sur son voisin, ajouta : Déjà entendu parler de Pirate ?
Louis le Napo tressaillit. Du respect passa sur sa face ronde. Même le Bug…
Pirate, c’était un autre monde, une autre époque. N’avait-il pas été l’ami des devanciers des Capone et autres ?… N’avait-il pas été le pote intime de Jim Colosimo, dit le Big, le grand voyou américain, chef de la Maffia ?… Le vieux flibustier était un vestige des temps héroïques dont il restait comme un monument vivant. L’écouter jaspiner était un plongeon dans le passé de la truanderie, quand existait encore une sorte de poésie brutale, faite d’amours sauvages et de règlements de comptes impitoyables où les apaches s’affrontaient à découvert, face à face, eustache au poing.
Quel âge avait le vieux ? Personne ne le savait au juste. Est-ce que lui-même… Pas loin des 80 en tout cas. Dans son jeune temps, il avait connu les derniers chourineurs à hautes casquettes de soie qui avaient donné du fil à retordre aux argousins de Napoléon III.