Il avait fait tous les pays : Amérique Sud et Nord, Afrique, Australie, toute l’Europe, toute l’Asie. Deux bleds seulement comme il l’avouait à regret, avaient échappé à sa prospection de ruffian : la Perse et les îles de la Sonde. Mais s’il n’y avait pas mis les pinceaux, c’est qu’il ne devait pas avoir grand-chose à retrousser par-là ! Sinon il aurait été y promener sa grande carcasse d’aventurier. Dans sa longue vie, il avait tâté de tout : trafic d’armes, de chnouf, de devises, de diams, installations de salles de jeu, de clandés, de bordels ambulants, etc. Bourré à craquer, archi-millionnaire avant-guerre, il avait conservé la vieille mentale de jadis et ne voulait rien savoir pour quitter le mitan. Là était sa vie. Par ailleurs, ami avec tous les gros pontes du milieu mondial, respecté comme pas un, sa parole valait de l’or et ses décisions primaient dans une histoire de rififi. Combien avait-il évité de tueries ? À chaque fois que quelque chose clochait et que ça en valait la peine, on le contactait. Il prenait le train, l’avion, convoyé par le gratin de la pègre, entouré d’admiration, reçu à bras ouverts.
Plein d’expérience, ayant fait ses preuves en maint coup dur, ayant toujours gardé son nez propre, il était devenu comme une sorte d’arbitre de la voyoucratie internationale.
Après avoir serré la louche de Louis le Napo, il lui montra les chaises abandonnées par René de Londres et l’homme en gris.
— Assieds-toi… Ton frère aussi.
Louis obéit et, feutre sur ses genoux croisés, décarra un Corona. Le Bug, dans un geste sec, avait repoussé l’offre. Posté derrière son aîné, il était toute menace, toute violence contenue. Le vieux le détailla lentement. Un éclair jaillit de son œil délavé avant qu’il ne le reporte sur son vis-à-vis.
— Si j’suis là ce soir, c’est parce que le Marquis me l’a demandé et que c’est un vieux pote à moi. D’autre part, et t’as dû l’entendre dire, j’suis aussi l’ami des hommes de ton pays. Alors quand j’ai appris qui vous étiez, j’ai décidé de venir pour tenter de parer le coup… Tu veux qu’on essaie ?
La chaise de Louis le Napo craqua sous lui.
— Nous sommes là pour ça… Propose.
Le vieux grimaça un signe d’approbation. Promenant le regard autour de lui, il dit, l’attardant sur les truands du bar, figés dans l’attente :
— Avant toute chose, j’tiens à te prévenir que si on ne tombe pas d’accord, vous sortirez d’ici comme vous êtes venus… T’as ma parole.
Louis le Napo opina d’un geste, montrant qu’il faisait entièrement confiance au vieux. Celui-ci indiqua le Marquis.
— Ainsi que tu l’as appris, le Marquis et son associé ont à faire en Belgique. Un gros truc. Mais pour le réussir, ils doivent éviter d’attirer l’attention sur eux. Donc, ils ne tiennent pas à avoir de suif ni avec vous ni avec personne. C’est pourquoi j’te demande de passer la pogne…
Le Bug eut un geste d’impatience. Son aîné ôta son Corona de sa bouche. Le vieux les devança d’une voix calme.
— … Seulement trois mois. Pas plus. Ensuite, vous ferez comme vous voudrez. Mais à votre place…
Son œil alla de l’un à l’autre des Napos.
— … J’choisirais la paix.
— C’est une menace ? gronda le Bug, menton en avant.
Sans se retourner, son frangin lui ordonna de la boucler. Il gambergeait vite, l’aîné ! Pour que les autres aient réclamé ce rendez-vous et dérangé le vieux Pirate, c’est que l’affaire de Belgique devait vraiment être importante. Fallait profiter de l’embellie, essayer un petit chantage, obtenir des avantages. Qu’est-ce qu’il risquait ? Il serait toujours temps de faire marche arrière ! Il s’informa près du vieux dans un sourire enjoué :
— Puisque c’est toi qui traites, qu’est-ce que tu nous offres en échange ? Car, si j’ai bien compris, et sans savoir ce que tes amis vont maquiller en Belgique, c’est nous qui tenons le bon bout ! Alors, qu’est-ce que tu nous donnes pour qu’on gêne pas Marcel en Belgique ?
Le Marquis, qui essuyait son monocle, releva vivement le front. Sa voix claqua.
— Rien !
Un lourd silence suivit sa déclaration. Un malaise s’abattit dans la salle.
Au rade, les cinq malfrats, toujours sans se concerter, s’écartèrent les uns des autres. Sous les feutres, leurs gueules basanées étaient attentives, leurs yeux sombres vigilants.
Derrière son comptoir, Canari était prêt à plonger.
Abandonnant sa caisse, Toni se replia dans l’angle du bar, près de la sortie. René de Londres et son collègue, toujours adossés à la porte des tartisses, laissèrent leurs pognes glisser vers leurs ceintures. Trop chaud, le jeune Mimile avait déjà à moitié dégainé. Dans un grincement de ratiches, le Bug se déplaça légèrement. À présent, ceux de la table se trouvaient dans son axe de tir. Sans le perdre de vue, Marcel l’imita. Sa manche vint frôler le manteau du tueur. Tout en déboutonnant son veston gris d’un doigt négligent, il lui souffla :
— Du calme, Bug ! Si tu savais comme je peux faire vite à défourailler !
Le tueur lui décocha un sale regard, l’abaissa jusqu’à la ceinture en croco d’où sortait la crosse d’un calibre et ricana, méprisant :
— Sans blague ?…
Bras le long du corps, l’homme en gris sourit du bout des lèvres. Mais sous ses paupières rétrécies, filtraient des pointes acérées d’un gris ardoise. Il murmura :
— T’en as pas idée, mon pote. T’aurais même pas le temps de comprendre ce qui t’arrive que tu serais lessivé. T’avise pas de faire du gouale ici. Pas devant moi.
Le Bug voulut placer une réplique cinglante. Son frère, qui avait tout entendu, se retourna violemment.
— Rengrâcie, Bug, bon Dieu ! Complique pas les choses !
Et, revenant au Marquis, dans un sourire avenant :
— Pourquoi que tu me réponds sur ce ton-là ? T’oublies que c’est toi qui nous as fait venir ? Et puisque tu le prends comme ça, inutile de rester là. On va se faire la paire.
Et, se recoiffant, il se leva, le Corona à la main. Sans rien paumer de son calme, Pirate lui montra la chaise qu’il venait de quitter.
— Rassieds-toi, voyons.
L’Italo-Américain refusa de la tête. Il continuait son numéro.
— Pas la peine, dit-il. À moins que vous vouliez écouter ma proposition…
Le vieux l’invita du geste :
— Fais-la.
Le Napo fit semblant d’hésiter puis attaqua :
— Eh bien ! voilà. Si nous sommes ici, c’est parce que Marcel s’est fourré dans nos pattes au Ration K… Alors que le Bug et moi y étions pour affaires.
Ses pupilles noires braquées sur le vieux, il précisa :
— Affaires personnelles.
La face ridée du vieux voyou s’éclaira de malice.
— J’suis au parfum, dit-il. Vous essayez de mettre la pogne sur les taules de Bruxelles. Vous avez déjà capturé l'Oiseau Bleu et le Paradise. Exact ?
— Exact, reconnut le Napo. J’vois qu’on t’a bien rencardé. Et maintenant, c’est au tour du Ration K. T’es contre ?
Le vieux écarta les mains.
— Ni pour, ni contre. J’suis neutre. Que vous fassiez du racket là-bas, ça vous regarde ! Mais pour le Ration K, j’te demanderai d’attendre trois mois. Après tu t’arrangeras avec Vicky… si elle veut fourguer.
Celle-ci, sans bouger d’un cil, lâcha d’une voix dure :