— Pas question que je vende ! Surtout à eux.
Le Bug voulut en placer une. Son frangin, qui suivait son idée, lui chopa le bras. Il déclara, sans s’énerver :
— Et nous, plus question qu’on achète. On veut votre boîte, Vicky… À l’œil ! En dédommagement de toutes les salades que vous nous avez créées là-bas.
Reportant ses prunelles noires sur Pirate, il conclut :
— C’est ça ma proposition. Elle te botte ?
Tous ceux de la table se raidirent. Le vieux fit la moue, remarqua :
— Y me semble que t’envoies le bouchon un peu loin, mon pote ! T’es trop gourmand ! Dans ce cas… et sans savoir ce que les autres vont décider… j’crois que ça va être la guerre.
Comprenant qu’il avait été trop fort, le Napo décida de lâcher du lest. Mais le Bug, que tous ces mic-macs énervaient, s’emballa.
— Et après, aboya-t-il. Nous, on se mêle pas de leurs affaires ! Alors, qu’ils en fassent autant ! C’est avec Vicky qu’on règle un compte ! Pas avec eux ! Et on va le régler ! Sa boîte, on la veut ! On va la prendre ! Et ça, sans demander l’avis de personne ! Ceux que ça dérange…
En prononçant la dernière phrase, il fit un bond en arrière, poche braquée vers la table. Au comptoir, les cinq voyous s’ébranlèrent. Un bruit sourd s’éleva dans leur dos : dans un plongeon, Canari venait de se mettre à l’abri.
— Moi, ça me dérange ! lança une voix.
Tous s’immobilisèrent, regardèrent l’homme en gris. En un éclair, un Smith et Wesson, court de mufle, venait de sauter dans sa pogne.
Le Bug fit volte-face. Son frère hurla.
— Non, Bug ! Non !
La voix du vieux Pirate lui fit écho. Il criait :
— Marcel ! j’ai donné ma parole !
Les deux truands se prirent aux yeux. Un mètre les séparait. La main gauche du tueur s’ouvrait, se refermait. Ses minces narines palpitaient. Pieds écartés, bien d’aplomb sur ses longues jambes, l’homme en gris attendait. Plaquée à la hanche, sa pogne droite ne frémissait même pas. La gauche, dissimulée par le tissu du pantalon et invisible du Bug, jouait avec une pièce mexicaine en or. Sans perdre le Bug des yeux et sans bouger la main, Marcel d’un coup sec des doigts, expédia la pièce sur le côté. Celle-ci rebondit joyeusement sur le sol. Par réflexe, le Bug y porta les châsses, tournant la tête à demi. D’un bond, Marcel fut sur lui. Le tueur voulut réagir. Trop tard. Le Smith s’enfonçait dans ses côtes.
— Bouge plus ! menaça l’homme en gris.
Un grondement de rage s’évada de la poitrine de Bug. Marcel s’esclaffa doucement.
— Tu connaissais pas ce coup-là, hein, gros malin ? Quand j’te le disais qu’il fallait pas plaisanter avec moi !…
— Marcel ! tonna le vieux Pirate, se levant vivement. Qu’est-ce que je t’ai dit ?
L’associé du Marquis le rassura d’un petit sourire :
— T’inquiète pas, vièjo. Mais dis-lui qu’il écrase ! Plus de ça ici.
Repérant les cinq qui s’approchaient lentement, il leur jeta se collant rapidement au Bug :
— Restez où vous êtes, les gars ! Il n’arrivera rien. Mais que ce cinglé se tienne tranquille !
Louis le Napo comprit qu’il était temps de renverser la vapeur. Deux, trois pas l’amenèrent près de son cadet. Il lui balança quelques mots en rital et tendit la main. À regret, le Bug, qui ne se serait pas laissé désarmer par un autre, y déposa son artillerie. Marcel se dégagea. Le vieux Pirate lança à la ronde :
— On est là pour discuter, alors discutons. Pas la peine de se tirer la bourre. Tout le monde se vaut ici.
Il se rassit, fixa Louis le Napo, lui décocha une grimace où se lisait une certaine sympathie.
— Vas-y. On t’écoute. T’es peut-être moins gourmand que tout à l’heure !
Un léger rire agita le Napo. Il dit :
— J’suis prêt à composer. Que Vicky fasse une offre.
Cette dernière voulut parler. D’un signe, Marcel, qui venait de récupérer sa pièce, la fit taire. Il s’avança vers le Napo en relogeant son rigoustin dans la ceinture de son grimpant.
— On t’a déjà dit que le Ration K n’était pas à vendre ! T’es têtu.
— En quoi ça te regarde ? se cabra Louis. Ça n’a rien à voir avec vos affaires de Belgique ?
— Pas tout à fait, concéda l’homme en gris dont l’œil pétillait. Mais à présent, le Ration K m’appartient.
Les deux Napos sursautèrent. L’aîné perdit contenance. Il gronda :
— Hein ? T’as fait ça ? T’as attriqué avant nous ? Alors que tu savais…
Marcel secoua une tête amusée.
— C’est pas que j’ai acheté. Mais j’suis maqué avec Vicky maintenant. Et celui qui voudra le Ration K, faudra qu’il se le gagne. C’est clair ?
Les deux Napos blêmirent. Ils se détranchèrent sur Vicky, attendant qu’elle se rebiffe, qu’elle démente cette connerie qui ne collait pas avec elle. Ils la connaissaient trop bien. Elle ? Accepter qu’un homme… Mais à travers la fumée de sa Camel, elle leur offrit un visage hermétique.
— Dio Porco ! jura l’aîné des Napos. Barrons-nous de là, Bug ! On a plus rien à foutre ici ! On s’arrangera là-bas !
D’un pas rude, tous deux se dirigèrent vers leurs cinq complices.
Pirate, qui écoutait le Marquis penché à son oreille, les rappela brusquement.
— Un moment, les gars ! Le Marquis a quelque chose à vous proposer.
Louis le Napo revint sur ses pas en mâchonnant nerveusement son barreau de chaise. Son frangin demeura sur place. Le Marquis qui, avant tout, songeait à son affaire de Bruxelles, se leva et dit, fixant Marcel avec insistance :
— Voilà Louis ! Si ça peut faire ton beurre, le Ration K sera à vous dans trois mois. À un prix raisonnable. Ça te va ?
Sous la chaise, son panard écrasait le pied de Vicky, qu’il sentait prête à bondir.
— Qui me dit que vous tiendrez parole ? grinça le Napo.
— Moi ! jeta le vieux Pirate. Ça te suffit ?
Le sourire reparut sur la face ronde du Napo.
— Oui, dit-il. Avec toi j’sais qu’on sera pas doublés. J’attendrai.
L’œil délavé du vieux se posa sur le Marquis, puis sur le Napo.
— Le premier d’entre vous qui rompera cette trêve sera balayé. Vous êtes d’accord ?
Le vieux poursuivit :
— Ça vous concerne aussi Vicky, ainsi que Marcel et le Bug. Et vous savez tous ce que j’entends par balayer ? Si l’un d’entre vous va contre ce qu’on vient de décider, ce sera sa fête. Okay ?
Tous, sauf le Bug, inclinèrent la tête. Le vieux s’en aperçut, insista :
— Okay, Bug ?
Comme à regret, les paupières du tueur s’abaissèrent en signe d’assentiment. Le vieux revint au Marquis.
— Dis à la taulière qu’elle apporte du champ’. On va arroser ça.
À cet instant, un barouf épouvantable, en provenance du fond, fit sursauter tout le monde. C’était le jeune Mimile qui venait de glisser de sa chaise et de s’agripper aux touches d’ivoire.
— Allez-y mou ! brailla Canari, dont le crâne, lentement, apparut au ras du comptoir. J’l’ai fait raccorder ce matin !
— T’inquiète pas ! gloussa dignement le vieux Pirate. Mon fils a pris des leçons de piano… à la P.J.
IX
La morgue était comme toutes ses sœurs : pas plus folichonne que ça. Nus étaient les murs, crue la lumière et, dans le sol cimenté, couraient de petites rigoles. Dans des cases numérotées, les cannés de mort violente piquaient leur dernier roupillon. Personne ne les emmerderait plus. Même pas le percepteur.