— C’est le gars dont tu m’as parlé ?
Elle attrapa une Camel.
— Oui. Le seul homme qui m’a épaulée à mon arrivée ici. Et ces fumiers-là… éclata-t-elle brusquement, dans un élan sauvage.
Il s’étonna.
— T’es au parfum du mec qui…
— Bien sûr ! gronda-t-elle. Ça ne peut être que ces ordures de Napos !
Il tressaillit.
— T’en es sûre ?
— Non, mais c’est tout comme ! J’suis prête à le parier. Et j’finirai bien par savoir la vérité. Et quand j’la saurai…
Un éclair de haine jaillit de ses yeux glacés.
Il la fixa pensivement puis, la soulevant, l’attira contre lui. Elle se laissa faire. Sa Camel retomba sur la table. Son corps épousa le corps de l’homme qui l'avait soumise. Il dit, rivant son regard dans le sien :
— Tu peux plus prendre de décisions de ce genre, Vie ! Plus maintenant. Plus depuis que t’es maquée avec moi. Faudra t’y faire. Et n’oublie pas pourquoi j’suis ici, ni ce qu’on a décidé à Paris…
Elle se raidit. Son œil supplia.
— Mais Marcel, j’peux pas laisser ça là ! Si c’est eux qui l’ont tué, j’ai pas le droit de passer la main ! Ça serait dégueulasse ! C’était mon pote. Le seul que j’aie jamais eu ici. Le seul.
Elle approcha encore plus son visage. Du violet illumina ses prunelles.
— Faut me comprendre, Marcel ! Dieu sait si je t’ai à la bonne. Dieu sait si j’ferais n’importe quoi pour toi. Ce que j’aurais jamais pensé faire pour personne. Mais me demande pas d’écraser le coup si j’apprends la vérité ! J’pourrais pas attendre trois mois et voir ces salauds se balader tranquillement. J’pourrais pas, Marcel. J’vengerai James. Même si j’devais…
Une boule lui noua la gorge. Elle mollit. Deux larmes bordèrent ses cils. Elle acheva, se serrant violemment contre lui :
— … Même si j’devais te perdre.
Il lui caressa les cheveux d’un geste rude. Avec sa mentalité implacable, cette gonzesse le prenait aux tripes. Il l’apaisa d’une voix sourde.
— C’est bon, Vie. C’est bon. Mais tu m’as pas laissé finir. J’voulais te dire que maintenant tu n’es plus seule. Que tu le seras plus jamais. Et comme on va faire notre route ensemble… C’est normal que j’prenne tes patins. C’est pourquoi…
Sa main sous les cheveux lui malaxa la nuque.
— … Si on apprend que c’est les Napos qui ont rectifié ton pote…
Elle l’étreignit. Il laissa tomber :
— … C’est moi qui m’en occuperai. Et personne d’autre.
Elle ne dit rien. Ses ongles, tendrement, griffèrent le pardessus de son homme. Sa joue se frotta contre la sienne. Dans ses yeux brouillés, une petite lueur dansait… Elle les lui offrit dans un petit sourire puis tourna vivement le cou. Une portière claquait dans la rue. Deux secondes après, Véra s’engouffra dans le tapis en brandissant le Soir de Bruxelles. Elle paraissait excitée. À la vue de Vicky, elle s’immobilisa sur le seuil à côté de Quinze-Grammes. Ses quinquets s’écarquillèrent de saisissement. De quoi ? Vicky en larmes ? Bien le premier triage que ça lui arrivait ! Décidément, ce Marcel l’avait changée ! Mâchoires décrochées, elle bigla Quinze-Grammes :
— Remets-toi, soupira la gosse. T’en verras d’autres !
Véra se secoua et marcha sur Vicky en agitant son canard.
— T’as vu la nouvelle ?
Doucement, Vicky se dégagea de Marcel.
— Oui, fit-elle. J’la savais déjà cet après-midi.
La Bruxelloise s’assura que ceux du fond ne pouvaient entendre et grinça :
— Les Napos, non ?
Vicky eut vers Marcel un geste significatif : « Tu vois bien ? » Puis à Véra :
— On sait pas encore. Mais plus que sûr… Les fumiers !
Et, remarquant la chevelure en désordre de Véra, d’habitude soigneusement coiffée :
— Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu t’es tapée ?
La Bruxelloise haussa les épaules.
— Presque. J’ai foutu une baffe dans la gueule à Raymonde… celle que t’as tondue à ras… Si t’avais vu sa moumoute valser…
Vicky fronça les sourcils.
— Pourquoi que t’as fait ça ?
Véra leva son journal.
— Quand j’ai lu ça, j’ai pas pu me retenir ! J’étais au Corne en train de becter. Et comme elle s’y trouvait aussi, seule à une table…
Vicky traduisit pour Marcel.
— C’est un bar-restaurant où vont tous les voyous de Bruxelles. Le Capricorne.
— Et c’est pas tout, reprit Véra. J’ai laissé le Flahute au rade. Qu’est-ce qu’il tient ! Poivre défoncé qu’il est. Et il n’arrête pas de débloquer. Il dit que c’est sa faute si James est canné et qu’il va le venger. Il dit qu’il connaît les mecs qui l’ont buté. En douce, je lui ai demandé si c’étaient pas les Napos. Mais il y avait trop de trèfle… Et puis, peut-être qu’il s’est méfié… Ou peut-être qu’il ne sait pas ce qu’il raconte… En tout cas, il m’a rembarrée et s’est remis à boire. Alors, j’ai laissé choir et j’suis venue t’affranchir. J’ai pensé que…
Vicky l’interrompit brièvement.
— Il est toujours là-bas ?
— Certainement. Dans l’état où il est, où veux-tu qu’il aille ? Il tient pas sur ses fumerons !
Vicky se tourna sur Marcel.
— J’voudrais le forcer à s’allonger. Déjà, avant de barrer à Paris, j’me suis gouré qu’il planquait quelque chose. Mais faut faire vinaigre ! J’sais que les poulets veulent le questionner. C’est même étonnant qu’ils l’aient pas encore servietté !
Du doigt, Marcel toucha son point de tatouage.
— En parlant d’eux, ça me fait penser que j’viens d’en repérer au coin du boulevard. Dans une bagnole.
Vicky tressaillit.
— Ils doivent l’attendre. Et d’autres doivent draguer dans tous les coins. Nous laissons pas prendre de vitesse ! S’il s’affale aux flics et leur balance les Napos, ça me consolera pas de les savoir aux Cent-Mille-Briques[2] ! C’est pas ça que je veux !
Elle cachait mal son impatience. Ses narines frémissaient, son regard étincelait. Il la poussa doucement vers le fond.
— Va chercher ton manteau.
Au Vertige, les musiciens n’étaient pas encore arrivés.
La salle restait plantée dans une demi-obscurité. Les maîtres d’hôtel achevaient la mise en place. Derrière le comptoir, le barman préparait les rouilles de champ’. À la caisse, le téléphone grelotta. Louis le Napo releva la tranche de ses comptes et tendit la pogne. L’œil machinalement braqué sur le Bug qui éclusait au rade, il lança :
— Allô ? Ici, le Vertige ! Comment ?… Oui, c’est moi, oui !… Quoi ?
Il venait de sursauter. Sa main se crispa sur l’écouteur. Son visage s’assombrit. À ses lèvres, le Corona se mit à bouger nerveusement.
— C’est bon, dit-il enfin. Rentre chez toi… Non ! Ne viens pas ! Rentre chez toi. Bonsoir.
Il raccrocha sèchement, contourna la caisse, fit le serre à son frangin de s’apporter.
— Un pépin, dit-il entre ses dents. Un sale pépin ! Raymonde vient de m’appeler. Paraît que le Flahute déconne dans un bistrot. Faut le faire taire ! Et vite.
Sans un mot, le Bug rafla son manteau de tweed clair jeté sur un tabouret. Son aîné se retourna vers le barman.
— Nous revenons tout de suite, Fred. N’oublie pas que nous avons Monsieur le Conseiller ce soir ! Mets-lui une millésimée au frais.