— Marcel !
Lentement, le truand ouvrit les yeux.
— Vie ! fit-il. Vie !
Elle lui souleva la tête, lui glissa le gris-perle dessous, murmura :
— J’pouvais plus tenir… Fallait que j’vienne… comme un pressentiment.
Un hoquet le secoua. Il porta la main gauche à son baquet.
— Y… y… m’ont… possédé… les tantes !
— Parle pas ! supplia-t-elle d’une voix douce. J’vais appeler une ambulance.
Il leva mollement la main, grimaça de douleur, ferma les châsses, les rouvrit…
— … Pas la peine… j’suis rôti…
Voyant qu’elle allait parler, il l’arrêta du regard :
— … Affranchis… le Marquis… la came… Un remplaçant… n’oubl…
Dans un sursaut des reins, une autre grimace lui tordit la bouche qui se teinta d’une écume rosée.
— Marcel ! cria-t-elle encore.
Il ramassa ce qui lui restait de tripes. Sa main droite balaya le vide à petits coups spasmodiques.
— … Barre… barre… reste pas là… les poulets… évite de…
La fixant avec intensité, il essaya de lui sourire…
— … Vie… de Berlin…
Soudain, sa tête roula sur le gris-perle. Sa pogne gauche, abandonnant le ventre, roula sur le sol, griffa la neige et s’immobilisa… Pour toujours.
Vicky se redressa lentement. D’un regard aussi glacé que la nuit, elle chercha autour d’elle l’arme de son Julot. Rien. Elle courut vers sa Ford dont les phares, au loin, mettaient deux traits blancs sur l’eau noire du bassin Vergote.
Derrière sa vitre, le rouquin, entouré des joueurs, commençait à ouvrir la lourde.
XII
Melon repoussé en arrière, Aguigui s’époumonait dans une trompette de gosse. À lui seul il faisait autant de boucan que tout le casingue réuni. Ça usinait chez Canari ! Un coup de pot. Des lavedus en goguette s’étaient radinés vers les dix plombes et les bouchons valsaient à tout va. Ventre contre ventre, hommes et femmes se frottageaient sur les trois mètres carrés représentant la piste de danse. Elle, Toni, c’était ses pognes qu’elle frottait ! Sa caisse allait bien se porter.
Assis dans le fond, Pirate gaffa sa montre. Minuit. Il était temps qu’il aille se zoner. À son âge ! Normal. Il quitta la carante en s’étirant. Mimile bigla le Marquis qui, monocle à l’œil, faisait du gringue à leur voisine, une nana esseulée qui semblait avoir du vague à l’âme ou trop de tafia dans le cornet, ce qui revient au même.
— J’raccompagne le vieux et j’reviens, dit-il. Tu t’en ressens pour finir la sorgue dans une boîte ?
— Entendu, accepta l’élégant truand, en arrêtant du doigt une marchande de fleurs.
Il choisit une rose, l’offrit dans un geste royal à la mousmée qui gloussa à la fille ravie.
Le jeune malfrat alla décrocher le pardingue de son père adoptif, le lui présenta.
— Allez, môme ! dit-il. Faut rentrer au dodo. Ta nourrice va renauder !
Le vieux ruffian endossa le vêtement et s’esclaffa doucement.
— S’pèce d’avorton ! Quand t’auras passé autant de borgnos que moi… À mon âge, si t’es pas calanché, tu sucreras les fraises dans une petite voiture !
Il disait vrai. Jusqu’à 70 longes, il ne s’était jamais pagé avant six du mat’. Et on débloque que pour bien se porter il faut se coucher tôt et se lever de même ! Le vieux, lui, avait suivi un autre traitement : champ’, filles, boîtes de nuit, parties de poker enfumées, parties de passe dans tous les bouges du monde, enfin tous les trucs qui conduisent un mec de santé moyenne à la casse, vite fait.
Il tendait la louche au Marquis pour lui dire bonsoir quand Toni, de son rade, brandit le cornichon.
— Pour toi, Marquis ! De Bruxelles !
Le truand s’inclina devant la polka qui se mouchait dans la rose et se rendit au comptoir.
— Allô ? dit-il dans l’ébonite. Ici, le Marquis… Ah ! C’est toi Vicky ?… Quoi ?
Traits crispés parce qu’il entendait mal, il se retourna brusquement vers la salle.
— Vos gueules, là-dedans ! Mettez-la en veilleuse ! Et toi, Toni, arrête ta musique !
Aguigui cessa de trompeter. Toni étouffa le pick-up. Choqués, les couples se figèrent, étonnés, sauf un qui continuait à brailler en tango tant. Le jeune Mimile s’en approcha rapide, et toucha le bras du type qui avait une couronne en papier sur le trognon.
— Taisez-vous une minute, quoi !
— Comment ? s’étouffa le joyeux citoyen. Des ordres ?
Lèvres serrées, le jeune Mimile l’arracha des bras de sa tangoteuse et l’envoya dinguer contre une table.
— T’as la tête dure, mon pote ! soupira-t-il.
Le type rétablit son équilibre, voulut s’élancer.
Mimile marcha sur lui, feinta et cogna. Un moche taquet. Jambes et bras écartés, le lascar, plus qu’à moitié saoul, s’assit à terre, renversant une chaise. Dans un hochement de tête désolé, Pirate alla l’aider à se relever. Mimile contint les autres d’un œil hargneux.
Sans perdre la scène de vue, le Marquis écoutait Vicky en triturant nerveusement son monocle. Soudain, il cria :
— Ne fais rien, Vicky ! Attends, j’vais en parler ! Ne fais rien, surtout ! T’as compris ?
Un déclic le fit sursauter. Il crut s’être gouré. Il cria encore :
— Vicky ! Vicky !
Lentement, il reposa l’écouteur. La ligne était coupée. Il frima le vieux Pirate qui achevait de calmer le joyeux drille. Le vieux s’en aperçut, entrava que ça ne tournait pas rond et vint vers lui. Toni relança le pick-up. Aguigui remboucha sa trompette. Les couples se ressoudèrent. Pas rancunier, celui qui avait dégusté, alla se tremper le crâne dans un seau à champagne. Mimile rejoignit son père adoptif qui interrogeait le Marquis du regard.
— Marcel… laissa tomber celui-ci.
À sa bouille, le jeune et le vieux avaient pigé.
— Qui ? fît le vieux. Les Napos ?
Le Marquis opina d’un battement de cils.
— Crouni ?
La voix de Pirate avait claqué sèchement. Les cils du Marquis s’abaissèrent une seconde fois. Quelque chose d’implacable passa dans l’œil délavé du vieux.
— Faut agir tout de suite, dit-il. J’envoie quelqu’un là-bas. Faut que tout soit réglé demain soir.
Il eut un geste impératif vers Mimile, fils d’un de ses vieux amis tué à ses côtés.
— Conduis-moi à la Bastille. Chez Raoul l’Italien. Magne-toi.
Mimile alla prendre son pardessus. Le vieux regarda le Marquis.
— Appelle-moi demain, dans la nuit. J’te donnerai les résultats. Tchao !
— Tchao ! renvoya l’élégant truand, dont le monocle venait de casser entre les doigts.
Le vieux rattrapa son fils qui l’attendait, main sur la poignée de la lourde. Le Marquis ouvrit un carnet, chercha le numéro de téléphone du futur remplaçant de Marcel.
XIII
Vicky n’avait pas ôté son manteau sport, ni le foulard de soie qui protégeait ses cheveux blonds.
L’agenouillement dans la neige avait laissé sur ses bas nylon deux traces rondes et humides. Pensive, elle restait plantée devant le téléphone. Sa main ne quittait pas l’appareil. Son fume-cigarette grinçait entre ses mâchoires contractées. À présent, le Marquis était rencardé. Elle l’avait parfumé dans un langage hermétique, émaillé d’argot, d’allemand et d’anglais pour dérouter les oreilles trop curieuses. À part les voyous, ce qui venait de se passer n’intéressait personne. Pas besoin que les flics y fourrent leurs gros pifs ! Elle savait que le Marquis allait bouger. Et que Pirate, surtout, réagirait. Mais de tout ça, elle s’en cognait. Elle se sentait vide et glacée comme si elle avait tout perdu. Son regard erra dans le fond, où Véra, qui ne la quittait pas de l’œil, se débattait entre un couple de partouzards, affamés de sa chair moelleuse. La Bruxelloise s’efforçait de rigoler mais le cœur n’y était pas. Elle savait. Quinze-Grammes aussi savait. Vicky les avait affranchies après avoir passé chez elle en coup de vent. Elle leur avait annoncé la nouvelle de sa manière brutale qui coupait court à tout. À quoi bon des consolations ? Même si elles étaient sincères ? Rien ne lui rendrait plus le seul mâle qu’elle avait aimé. Elle se décida à lâcher l’appareil, revint vers sa table basse où Quinze-Grammes l’attendait. Celle-ci la laissa approcher avant d’hasarder :