— La renifle vient de se barrer. Si vous voulez y aller…
Son Julot mâchonna son Corona éteint, la fixa durement.
— J’t’ai dit de nous faire la serre que quand Vicky décarrera ! Pas avant. T’as pas compris ?
La Jap se rebiffa.
— Mais j’en ai marre de poireauter ! J’vais choper la crève ! Tu vois pas la neige qui tombe ?…
Il la freina d’une voix aussi dure que son regard.
— Tu veux que j’descende ?
— C’est bon, renauda-t-elle. C’est bon. J’y retourne. Mais ça peut durer longtemps ! D’ici à ce qu’on me retrouve gelée…
Un ricanement la suivit pendant qu’elle allait se reposter à l’angle du boulevard.
Louis recula la bagnole pour la mettre à sa place primitive et commenta pour son frangin :
— Cette fois, on va la faire marron. Elle pourra pas nous échapper. On va lui filer le train et la coincer dans une rue tranquille. À ce moment-là, tu la serviras. Et pas avant. Faut qu’elle soit à l’arrêt pour être sûrs de pas la louper.
— Et si elle amène une de ses gonzesses avec elle ? coupa Bug.
L’aîné parut sourire aux flocons qui dansaient devant le pare-brise.
— Pourquoi ? Tu deviens sentimental ? Deux ça te gênerait ?
Le tic agita la main du tueur. Il grommela :
— Qu’est-ce que tu veux que ça me foute ? Le principal est que Vicky soit liquidée. Comme tu dis après ce qui s’est passé ce soir, on peut pas lui donner le sursis. Elle doit savoir qu’on avait rencart avec son homme et si jamais on lui laisse le temps d’apprendre qu’il est crouni…
— … Elle saura que c’est nous et affranchira ceux de Paris, enchaîna son aîné. Et c’est ça qu’on doit éviter !
— T’es sûr qu’ils nous croiront quand on leur expliquera qu’on y est pour rien ?
Son frère gloussa.
— Ce qui compte, c’est ce qu’on leur racontera ! Et pour la baratin, fais-moi confiance. Mais pour le placer, faut empêcher Vicky de jacter. Simple.
— Comme tu dis, soupira le tueur. Simple.
Mais vivement que tout soit fini !
Son frère lui lança un regard incrédule.
— Est-ce que tu deviendrais nerveux en prenant du poids ?
Les épaules de Bug se soulevèrent.
— C’est pas ça ! Mais y fait frisquet… J’ai hâte d’être au chaud !
Un gros rire secoua le ventre de Louis le Napo. Lui échappant des lèvres, son Corona dégringola sur le plancher. Il se baissait en tâtonnant pour le récupérer lorsque son frère lui happa le bras.
— On dirait que Yoko nous appelle ?
Vivement, Louis releva le front. C’était vrai. De sa placarde, sa polka lui envoyait le duce de venir. Il la rejoignit. Elle lança.
— Vicky vient de grimper dans sa voiture !
— Seulâbre ? jeta le Bug.
— Oui.
Un moteur toussait dans l’air glacé de la rue du Cirque, puis s’enfla.
— Monte ! ordonna le Napo à sa nana.
— Mais… rouscailla la Jap, qui croyait avoir gagné le droit d’aller se chauffer au Vertige.
— Monte, bon Dieu ! jura le Napo. Nous emmerde pas !
Elle obéit en grognant. Lentement, Louis vira dans la rue puis accéléra. Les feux rouges de la Ford disparaissaient à l’autre bout.
Vicky pilotait vite et d’une seule main. L’autre reposait inerte, au creux d’un repli du manteau. Son visage, ses yeux restaient inexpressifs. Devant elle, l’essuie-glace opérait dans un mouvement monotone, monotone comme la vie.
Elle était engagée loin dans la rue Laecken lorsqu’un appel de phares troua la vitre arrière. Elle se rangea machinalement mais sans ralentir. Puis, au bout d’un instant, s’étonna de ne pas être doublée. Elle gaffa dans le rétro. Une voiture basse et noire venait de rétrograder. Qu’est-ce qu’ils avaient, ces cons-là ? Ils ne savaient pas ce qu’ils voulaient ! En trombe, elle parvint place de l’Église Sainte-Catherine, éclairée et animée en dépit de l’heure tardive et du temps maussade. Elle la traversa, se lança dans la rue désertique du Vieux-Marché-aux-Grains. Un second appel de phares la fit se ranger de nouveau. Derrière, la voiture noire n’était plus qu’à quelques mètres. Vicky ne soulagea pas l’accélérateur. Les autres n’avaient qu’à passer ! Ils le pouvaient. Ils essayèrent. Leur bagnole gagna du terrain. À peine. Qu’est-ce que c’était, ce conducteur ? Subitement, Vicky se piqua au jeu. Empoignant le bout de bois à deux mains, elle écrasa le champignon. La Ford bondit, son moteur ronfla. Avec plus de violence, les flocons s’abattirent sur le pare-brise. Derrière, les phares semblèrent s’animer de rage. Ils étincelèrent, s’éteignirent, étincelèrent, s’éteignirent. Un rire moqueur gronda dans la gorge de Vicky. Cette course imprévue soulageait momentanément ses nerfs. Son œil alla chercher le rétro. Par la vitre arrière, que brouillait la neige, elle distingua le capot de la voiture noire. Un éclat de phares le lui cacha puis il réapparut, très près cette fois. Ensuite, plus rien. Le type devait la remonter. Sa roue avant droite devait frôler la roue arrière gauche de la Ford. Sur un autre éclat de phares, Vicky décida de rengrâcier et tourna la tête sur la voiture qui progressait. Elle allait soulager le champignon quand les phares, brusquement éteints, lui laissèrent entrevoir des silhouettes. Des silhouettes qui… Nom de Dieu ! Les silhouettes… Est-ce que… Bon Dieu, oui, c’était ça ! En un éclair, elle avait retapissé la gueule maigre du Bug et ses yeux glauques fixés sur elle. Brutales, ses pognes se soudèrent au volant, son pied enfonça l’accélérateur. Nerfs tendus, dents serrées, elle donna le maxi, fonça droit devant elle, passa en bolide le croisement de la rue des Chartreux, se rabattit sauvagement sur la gauche, au risque d’envoyer tout le monde dinguer dans le décor. Les autres ne lâchèrent pas. Ils avaient cédé un peu de terrain, mais ne lâchaient pas. À présent, Vicky savait qu’ils ne la lâcheraient plus. Elle s’engouffra dans la rue des Six-Jetons, vira violemment dans la rue t’Kint, et atterrit rue Camusel. Dans une clameur, ses roues soulevèrent des gerbes de neige noire. La Ford fit une embardée, grimpa sur un trottoir, manqua faucher un réverbère, se redressa et fila vers la Bouffarde où elle s’arrêta pile, dans un frémissement d’acier. Vicky en jaillit et bondit. Un hurlement de freins explosa dans son dos. Une balle claqua, étoilant la vitre du bouge. Vicky ne se retourna pas. Elle cria en entrant, sans songer à reboucler la lourde :
— Berthe !
Son arrivée brutale, son cri de détresse, le coup de flingue firent se lever toutes les têtes. Elle fonça vers le fond. Sans un mot, les cloches s’écartèrent devant elle. Rapide, la vieille Berthe contourna son comptoir. Elle ne réclama pas d’explications. Inutile. Les deux Napos, fous furieux, s’encadraient dans la porte, seringue au poing. D’un pas rude, la vieille se porta au-devant d’eux. Sa voix crépita :
— Jockey ! L’Aristo ! Le Dingue ! Professeur ! Tous !
Comme par miracle, un mur de haillons se dressa entre l’entrée et la salle du fond. Les gueules les plus invraisemblables que les Napos aient jamais vues s’interposaient entre eux et Vicky. Hommes et femmes mélangés, toute la crasse de la ville, toute la pouillerie leur barraient le chemin. Et ça, sans un murmure, sans un geste. Rien que de l’immobilité. Une immobilité agressive, haineuse, malfaisante, qui collait froid dans le dos.