— À personne d’autre qu’à elle-même, heureusement. Quand il l’a épousée, elle venait d’être élue Miss Pacific.
— Chapeau ! Il a des dons de séducteur cachés, car en fait d’Apollon…
— Il en a, affirme mon chauffeur avec détermination.
Le paysage s’élargit de plus en plus ; les Rocheuses s’épanouissent, formidables. Leurs cimes enneigées étincellent au soleil. Bientôt nous quittons l’autoroute pour une voie plus pondérée. De vastes propriétés surgissent dans des vallons enchanteurs ou sur des collines aux formes arrondies. La végétation est luxuriante ; partout, ce ne sont que conifères d’un vert argenté, érables rouges, houx massifs ingénieusement taillés. Les toits sont en chaume. Les barrières d’enceinte peintes en blanc. Faut reconnaître : le fric sait tirer parti de tout, y compris de la nature.
— Pas mal, le patelin, apprécié-je.
Je me retiens d’ajouter que les poulets doivent être douillés comme des pédégés pour pouvoir s’offrir de telles crèches !
Mon driver ralentit et s’arrête devant un portail coulissant. Léger coup d’avertisseur : le panneau de deux tonnes se met en mouvement, et découvre un parc admirablement complanté avec, au centre, dans une clairière de rêve, une demeure tellement « aboutie » que « le Roi Soleil » s’y sentirait aussi frustré que dans le château de Fouquet.
On se range au bord de la terrasse en pierres blondes. Kesselring surgit, impec dans un short écossais qui lui arrive aux genoux, et une limouille de lin blanc. Un sourire épanoui fait rutiler les carats emplissant sa bouche.
— Bienvenu, chez confrère ! me dit-il avec une chaleur inconforme à sa nature.
Serrements du jeu de paumes.
— Classe, votre gentilhommière ! complimenté-je. Si notre ministre de l’Intérieur possédait une telle propriété, il serait emprisonné !
— Les Français n’ont jamais rien compris au capitalisme, m’assure mon homologue. Chez vous, les nantis ont le tempérament socialiste, et le peuple des instincts bourgeois.
Me saisissant familièrement par le bras, il déclare en m’entraînant :
— Entrons, je vais vous présenter à ma femme.
20
Je vais vous présenter à ma femme !
Le nombre de gonziers m’ayant sorti ça !
Première strophe d’une romance : mes plus chouettes maîtresses, c’est toujours leurs époux qui me les ont fait connaître, comme pour s’assurer qu’elles allaient tomber entre de bonnes mains !
Lorsque je rencontre leur dame, après ce préambule incontournable, je suis déjà conditionné, paré pour les manœuvres de printemps. Oh ! ces regards échangés ! brefs et intenses, où le programme est clairement exposé, délibérément accepté.
« — Mes hommages, madame. »
« — Enchantée de vous connaître[8]. »
Nous pénétrons dans le living auquel je m’attendais : peint en blanc, tapis rouges, meubles design, toiles tarabiscotées au modernisme éculé comme les brodequins du curé d’Ars que le diable a tellement fait chier, le pauvre ! Une téloche à l’écran plus vaste que celui du Gaumont Palace et, devant ledit, une femme brune dans un fauteuil d’infirme !
Nous avançons ; elle tourne la tête.
Oh ! la très belle créature ! Si très belle que mon zigomuche farceur n’a même pas un tressaillement et reste tout con dans mon bénoche. Tu te rappelles Caroline de Monaco quand elle était jeune ? Eh bien, elle ! Visage harmonieux, regard sombre, à la fois intense et langoureux. Une bouche que tu voudrais bouffer. Et tout le reste à l’avenant ! Le buste est superbe ! Le ventre ? Plat, mon pote ; si tu le contrôlais au niveau de maçon, la bulle resterait au milieu.
Seulement, Achtung ! Descends pas davantage, t’aurais trop de chagrin ! ELLE N’A PLUS DE GUIBOLLES ! J’entends « à elle ». Car on ne peut appeler jambes cet appareillage relevant de la robotique. Matière plastique et acier ! Sangles de cuir ! Joyeux anniversaire et bonne allée, grand-mère !
Je pantoise kif le prince Charles le jour où il apprit qu’il était issu d’un clonage. Finis par m’incliner. Puis, murmurer :
— Mes hommages, madame !
Et elle de répondre :
— Je suis enchantée de vous connaître !
Mais comme elle le dit en américain, c’est moins grave.
— Ma femme se prénomme Mary, ajoute l’homme aux ratiches d’or.
— Le plus beau prénom du monde, dégaufré-je à sec.
En songeant, le cœur plus serré que la taille d’un danseur de flamenco : « Pauvre fille exquise dont la jeunesse se flétrit dans sa fleur trop tôt moissonnée ».
— Que prenez-vous ? demande l’époux. Bourbon, gin, cocktail ?
— Ce que vous voudrez.
Il se rend à un bar vitré bien garni. Ils en possèdent tous dans ce pays dès l’instant qu’ils sont ni réfugiés cubains, ni livreurs de pizzas. Se consacre à des mélanges plaisants à l’œil et cuisants au gosier.
Je me concentre sur son épouse. Feindre de ne pas s’apercevoir qu’elle a des jambes en fer serait sans doute charitable, mais profondément hypocrite. Aussi, l’homme entier (au sens d’étalon) que je suis ne peut-il s’empêcher d’interroger :
— Un accident ?
— Non, répond-elle avec un tragique enjouement : c’est volontaire.
J’en reste sidéré.
— Pouvez-vous m’expliquer ?
— Sans problème : je me suis allongée sur une voie ferrée en gardant mon buste hors des rails.
— C’est abominable !
Une femme aussi exceptionnelle ! Quelle raison peut justifier un tel acte ?
— Je n’ai pas eu le courage de mettre « complètement » fin à mes jours.
— Vous avez préféré vous mutiler !
— Elle vous raconte sa folie ? intervient Ray, bourru. Malheureusement, je n’étais pas là pour l’empêcher de la commettre : un séminaire à Hong-Kong. Elle possédait des jambes admirables, et maintenant je suis marié à une armure !
Je ne réponds pas, atterré par cette révélation. Soudain, Mary se met à regarder la télévision, bien me signifier que je dois lui lâcher… j’allais dire : « les baskets » !
Une habitude déconcertante des Ricains : ils se gavent de haricots rouges mais ne pètent pas davantage que les lords d’Angleterre quand ils sont en séance.
Je vois mon pote Kesselring : il m’a invité à bouffer et, en l’absence de domestique, a ouvert une grande boîte d’un cassoulet capable de transformer n’importe quel aérophage en mitrailleuse et, pour succéder, du pudding en conserve ! Le tout arrosé de bière ; tu mords la quiétude de tes entrailles après semblable festin ?
Prudente, l’adorable cul-de-jatteuse s’est contentée de salade non assaisonnée et d’une pomme californienne. Mon rêve serait qu’elle retourne à sa télé et branche un film de guerre, me permettant ainsi une libération partielle de mon gros côlon ! Encore faudrait-il une superproduction à l’action intense ! Pas de la broutille genre Guerre des Malouines, mais plutôt Apocalypse Now, ou alors Les Apaches attaquent à l’aube.
Mon confrère vient à mon secours en craquant un vent dont le volume équivaut au contenu d’un jéroboam. Rassuré par ce précédent, je me relâche à vents feutrés.
Lorsque nous sommes seuls et « déventés », j’attaque mon compte rendu de l’affaire Manzoni. Il m’esgourde avec sérieux, malgré nos échanges flatulents susceptibles d’ouvrir un nouveau mode d’expression aux muets accidentels.
— Pourquoi lui avoir rendu visite ? demande-t-il à l’issue de mon rapport.
8
On ne doit pas dire « enchanté », mais toutes le font, excepté quelques intellectuelles de haut niveau qui crient cependant : « Bourre-moi, salaud ! » pendant que tu les baises. Juste retour de mes choses !