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Tout en torchant ma bouteille de rosé, je décide que, dans l’immédiat, le plus urgent est d’aller faire une virouze du côté de chez Bitakis. Notez bien qu’il n’y a a priori rien de louche dans cette tragédie familiale. Une môme qui a un accident, un père désespéré qui ne lui survit pas, c’est banal à faire chialer un employé du ministère des Travaux en cours. N’ai-je pas ouï, de mes propres portugaises, le Grec dire que s’il était arrivé malheur à sa gosse, il s’enverrait dehors ? Alors ? En ce qui le concerne, rien de louche ; mais où il faut ouvrir en grand ses obturateurs, c’est au sujet de la fille. Le coup de l’hélice qui lui cisaille la carotide, moi je veux bien, mais je demande à voir…

Je m’envoie un caoua corsé et je me renseigne sur la demeure des Bitakis. Le taulier du restau m’affranchit. L’armateur a acheté une somptueuse propriété au-dessus de Cannes, avenue Prince-Albert.

J’y vais donc au volant de ma chignole en humant la brise marine. L’après-midi est merveilleux. Franchement, ça n’est pas un endroit pour mourir ! Je prends la file de tires éclaboussées de chromes qui glissent sur la route dans les deux sens. La décapotable est à l’ordre du jour. Je croise des bagnoles bourrées de jeunes gens bronzés qui se croient obligés de faire les truffes pour faire croire qu’ils ont leur deux bacs, de l’esprit à revendre, et le sens du ridicule hypertrophié.

Enfin, après moult coups de klaxon impatients, je stoppe devant la grille des Bitakis. Elle est ouverte et il y a des voitures rangées sur le terre-plein. Toutes les relations du Grec, mises au parfum par la rumeur publique, se radinent pour les condoléances émues à la famille.

Je pénètre dans le parc sans crier gare. Il devait pas fréquenter la Caisse d’Epargne, Bitakis ! On sent que la dépense lui était égale. Quand il se rendait acquéreur de quelque chose, il demandait le prix uniquement par politesse, pour ne pas humilier ses interlocuteurs. Sa cabane comporte une quarantaine de pièces au moins. Elle est tout en marbre blanc et elle étincelle au soleil, comme un château de sucre dans la vitrine d’un pâtissier.

Je me casse le nez sur Pistouflet. Le digne flic pue l’ail comme un qui aurait becté Suzy Solidor avec l’ailloli.

Il a changé sa chemise imprimée, un peu voyante, contre une autre, d’un rouge assez modeste. Il porte des lunettes de soleil et se donne l’air important du monsieur qui organise une partie de chasse à l’éléphant en Sologne.

Il a un sourire aimable mais cependant réservé en m’apercevant.

Je me doutais que vous viendriez ! affirme-t-il.

J’aimerais jeter un coup d’œil à la gosse… Venez…

Il m’entraîne vers le perron. Je pénètre dans un hall un tout petit peu plus grand que le Parc des Princes, garni de tapis et de plantes vertes d’espèces rarissimes.

Deux escaliers se présentent. Nous optons pour celui de droite. Au premier, les couloirs sont tapissés de tableaux de maîtres. Il y a des Derain de l’époque fauve, des Utrillo de l’époque blanche et des Guimaud-Lay de l’époque primaire, dont certains avec certificat d’études.

Beaucoup de gens loqués façon mylord draguent sur les moquettes moelleuses comme des prés pas fauchés.

Ils ne prêtent aucune attention à nous. Pistouflet ouvre une lourde. C’est la carrée de feue la pauvre Edith. Du Charles X ! Il avait du goût, l’armateur, soyons justes. Ça mérite qu’on lui joue le Vaisseau fantôme à ses funérailles !

Je m’approche du lit recouvert d’un drap. Je tire celui-ci et fais une très très vilaine grimace, car ce que je vois est très très vilain.

Mlle Bitakis n’a plus la tronche rattachée au tronc que par quelques lambeaux de chair. Tout le reste est déchiqueté et elle a même un trou énorme en haut de la poitrine. On dirait que son cou a été haché dans tous les sens… L’eau de mer a nettoyé la blessure et les chairs mutilées sont d’un bleu rosâtre qui me fait regretter de lui rendre visite après déjeuner.

— Vous doutiez ? demande Pistouflet.

— Je voulais me rendre compte…

— C’est signé, dit-il. Le toubib qui l’a examinée a retrouvé des parcelles de métal dans les plaies. C’est bel et bien une hélice qui a fait ça…

— Tant mieux. Il est bon d’avancer avec certitude… Vous avez interrogé le personnel ?

— Un peu…

— Il se compose de combien de personnes ? Il doit falloir du populo pour entretenir cette caserne !

Il écarte les dix hot-dogs à l’un desquels il a eu l’idée saugrenue de passer une alliance.

Le voilà parti dans des mathématiques savantes.

— Y a deux bonnes, la cuisinière, le chauffeur qui fait maître d’hôtel et le secrétaire particulier… En tout cinq personnes. Je compte pas les jardiniers…

O.K. ! Réunissez-moi ces gens dans une pièce où nous pourrons bavarder tranquillement. Pendant ce temps, je vais dire une prière au chevet de Bitakis…

— Sa chambre est au fond du couloir.

— Merci.

— Je les réunis dans le grand bureau, en bas ?

— D’accord…

M. Bitakis dort de son dernier sommeil dans une tenue d’intérieur en satin bleu. On lui a croisé les mains sur le ventre, au gros lapin bleu de Julia, et il a l’air d’un roi mage au teint bistre dans une châsse capitonnée.

Une main pudique a placé sur le sommet de sa tête un linge blanc. Je soulève un coin du voile. C’est pas laubé non plus à regarder. Il a le haut de la calotte scalpé. Nikos… De quoi s’enrhumer ! La balle qu’il s’est téléphonée a remonté de bas en haut. Avec une ouverture pareille, il a dû s’endormir tout de suite !

On a allongé sur ses jambes une draperie de brocart, ce qui accentue son aspect médiéval. Pour lui, c’est scié, les parties de gros-loulou-guili-guili-sous-son-petit-menton-joli ! Ses yeux mi-clos laissent filtrer un mince regard mort, presque blanc…

La mort de sa fille, qu’il avait pressentie, je suis renseigné de première, lui a fait l’effet d’un écroulement massif. D’un seul coup, à cause de la disparition de cette pauvre mocheté, la vie n’a plus été possible pour sa pomme, malgré ses milliards, ses bateaux, ses actions et les obligations qu’elles créaient.

De quoi méditer sur l’inanité des biens de ce monde.

Pauvre bonhomme… Si fort et si faible !

Je lui adresse un petit salut et je descends rejoindre le personnel rassemblé par messire Pistouflet, très charmant seigneur de la Poule.

On se croirait dans un roman d’Agatha Christie. Le château avec les larbins alignés dans le grand burlingue et les enquêteurs qui leur demandent ce qu’ils maquillaient au troisième top de l’horloge bavarde tandis qu’on cloquait la dague Renaissance dans le dossard du lord, je vous jure que c’est de l’Agaga Sachristie tout craché !

Les mains sur la malle arrière, tel un chef d’Etat débarquant à Orly, je passe en revue les cinq personnes proposées à ma sagacité.

Il y a tout d’abord : la cuistaude, une opulente mémère façon saindoux qui chiale tout ce qu’elle sait et s’essuie les vasistas avec le coin de son tablier blanc. Il y a une femme de chambre assez croquignolette, dont les jambes attirent l’œil de l’honnête homme comme la main du mendiant attire sa mornifle. Puis, une femme de ménage entre deux âges, à la peau terne, à l’œil atone, aux tifs sans grâce. Elle n’a pas envie de pleurer, mais elle fait comme si, et ressemble de ce fait à une publicité sur la constipation vaincue. Viennent ensuite les messieurs. Nettement plus intéressants. Je veux pas paraître peigne-cul, mais les mâles ont toujours eu plus de caractère que les donzelles, et ce bien avant Gutenberg ! N’en déduisez pas trop vite que je donne dans la jaquette flottante, personne n’apprécie autant que moi le galbe d’une jambe féminine ; l’enchantement d’une couture de bas faisant son chemin ; le volume émouvant d’une poitrine ; le dessin d’une bouche, et tout et tout ; pourtant les faits sont là, un peu là même : chez les humains c’est comme chez les faisans, le monsieur a plus d’allure que la dame.