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Je mate en priorité le chauffeur. C’est un gnace de type chaud Latin. Brun de poils, pas grand mais trapu, avec l’œil incisif et le menton carré comme une boîte aux lettres. Le personnage complétant la rangée, c’est-à-dire le secrétaire, porte beau (et à gauche, peut-être ?). C’est un grand jeune homme à lunettes. Il a l’air grave, le type pyrénéen (le grave de Pau), un côté pensif et consciencieux qui devait lui valoir des bonnes notes en classe et des gratifications ensuite de la part de ses employeurs.

Pistouflet attend que j’aie terminé ma revue de détail. Celle-ci s’est effectuée dans le silence le plus complet. Il lance alors avec emphase :

— Ce m’sieur que vous voyez là, c’est le célèbre commissaire San-Antonio ! Il va vous interroger. Pas la peine de vouloir le feinter : il est plus malin que vous autres !

Après cette présentation pompeuse, je n’ai plus qu’une alternative : prendre mes cliques et, si j’ai le temps, mes claques ; ou bien justifier ces affirmations. Le secrétaire sourit imperceptiblement derrière ses carreaux. Il sent l’humour de la situation. Je lui rends son sourire. Il est bronzé comme une bouteille de Fernet-Branca ; on dirait un secrétaire d’acajou !

— Commençons par le commencement, préambulé-je en me référant à M. de La Palice. Hier matin, Mlle Bitakis s’est levée tôt. Qui peut me raconter la chose ?

La femme de chambre lève le doigt comme le fait une écolière qui demande la permission de sortir.

— Je vous écoute, mademoiselle.

La môme tapote les cheveux fous dépassant de son bonnet.

— Mademoiselle s’est levée à huit heures…

— Et d’habitude ?

— Elle se levait plus tard… Mais elle devait aller passer la journée chez des amis.

— Continuez…

— Elle m’a dit de lui préparer son petit déjeuner. « Je dois aller à la plage, auparavant », m’a-t-elle expliqué.

J’enregistre… Elle devait aller à la plage. Rien ne prouve que ce soit dans l’intention de se baigner. Au contraire… S’il s’était agi d’un caprice, n’aurait-elle, pas plutôt dit « J’ai envie d’aller à la plage » ?

— A quelle heure devait-elle aller chez ces amis ?

— A onze heures…

— Elle est partie et vous ne l’avez donc plus revue ?

— Hélas !

— Avait-elle emporté son maillot de bain ?

— Sans doute, puisqu’on l’a repêchée avec !

— Mais vous ne l’avez pas vue le prendre ?

— Elle avait son sac en osier lorsqu’elle est partie… Le maillot se trouvait probablement dedans ?

— Qui sont les amis qui l’attendaient ?

— M. et Mme Poivraissel, ils ont un yacht dans le port de Cannes et elle devait passer la journée à bord avec eux.

— Mlle Bitakis est partie à pied ?

Je me tourne vers le chauffeur.

— Je suppose, fait-il, en tout cas je ne l’ai pas conduite à la plage.

Je reviens à la femme de chambre.

— Les Poivraissel ont été inquiets de ne pas la voir ?

— Vers une heure ils ont téléphoné ici. Je leur ai dit que Mademoiselle était partie…

— M. Bitakis se trouvait là ?

— Non, il déjeunait en ville, fait la friponne en détournant les yeux, car les galipettes du vioque doivent provoquer des gorges chaudes parmi son personnel.

— Il a appris la disparition de sa fille en fin d’après-midi seulement ?

— Oui.

Je me dirige vers la grande baie vitrée. Le parc resplendit au soleil. En contrebas miroite l’eau verte d’une merveilleuse piscine cernée de cyprès.

Je reviens au groupe.

— Passons maintenant à M. Bitakis, fais-je…

Pistouflet allume une cigarette. Il va jeter son allumette dans un cendrier d’albâtre et revient en se grattant furieusement l’entrejambe.

— Où a-t-il passé la soirée ?

— En ville, répond le chauffeur qui a décidé de prendre le relais…

— Vous l’y avez mené ?

— Oui.

— Où se trouvait-il ?

Hésitations du mec, regards interrogateurs vers le secrétaire…

— Ne serait-ce pas à l’hôtel Bel-Azur ? demandé-je, l’histoire d’affirmer mon autorité.

Ces messieurs-dames s’entre-regardent et mon collègue bafouille un « Vous alors ! » qui ne lui vaudrait pas le moindre accessit au Conservatoire.

— Si, dit enfin le chauffeur.

— Jusqu’à quelle heure ?

— Onze heures environ…

— Et après ?

— Après il s’est fait reconduire ici…

— La disparition de sa fille commençait à être franchement inquiétante, non ?

— Aussi était-il très inquiet, intervient le secrétaire d’acajou.

— Vous étiez là ?

— Oui. J’attendais des nouvelles…

— Que s’est-il passé alors ?

— M. Bitakis a renvoyé le chauffeur. Le reste du personnel était couché. Nous avons passé plusieurs heures à envisager des possibilités. J’essayais de le réconforter car il était très abattu et ne tenait pas en place. Je lui conseillai de se mettre au lit et de prendre un sédatif, mais il ne voulait pas en entendre parler… Tout à coup, en pleine nuit il a voulu retourner à l’hôtel…

— Il s’y est rendu comment ?

— En voiture, c’est moi qui l’y ai conduit, car le chauffeur était monté se coucher depuis longtemps.

— Continuez…

— Je l’ai fait annoncer à l’hôtel par le gardien de nuit. Et il est monté en passant par-derrière comme toujours, car M. Bitakis avait beaucoup de… de pudeur !

Moi, j’appelle ça de l’hypocrisie, mais à quoi bon épiloguer sur les agissements séniles d’un vieux type canné ?

Je me paie, moi aussi, mon morcif de tartuferie.

— Il est resté longtemps à l’hôtel ?

— Non. Quelques minutes. Quand il est redescendu, il paraissait un peu réconforté. Il m’a dit qu’il allait se coucher et attendre le jour…

— Comment se fait-il qu’étant à ce point inquiet, il n’ait pas songé à prévenir la police ?

— Je le lui avais proposé mais il a refusé, à cause du scandale. Vous savez comme les journalistes épient les faits et gestes des personnalités aussi en vue ? Ç’aurait pu avoir des conséquences pour Mademoiselle si, comme nous l’espérions tous, il ne s’était agi que d’un caprice…

— Bon, donc retour à la cabane. Vous êtes tous allés au lit ?

— Oui, mais pas longtemps… Deux heures plus tard le téléphone sonnait et on m’apprenait la triste découverte.

— Pourquoi à vous ?

— Parce que, la nuit, la ligne téléphonique est reliée à ma chambre, afin de ne pas déranger Monsieur.

Je marque une nouvelle pause. Au fur et à mesure que ces gens me relatent les faits, je comprends que ceux-ci sont, somme toute, très simples. Je me suis fait mousser le bulbe pour des clous. Il s’agit bel et bien d’un accident et d’un suicide…

— Qui vous appelait ?

— Un estivant ! Il allait à la pêche. Il a aperçu un tas sombre sur le sable… Il a reconnu Mlle Bitakis parce qu’il avait eu l’occasion de la voir à plusieurs reprises à Juan-les-Pins.