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— T’es bronzé ! apprécie-t-il. C’ t’ une bonne idée que t’as eue de me faire venir ici. A tout hasard je me suis acheté un caleçon de bain. Tu connais un endroit où on bouffe de la bonne soupe de poisson, toi ? Ça me changerait des potages Magiques ! Oh ! bonté divine, ce qu’il fait chaud dans ce bled. Je boirais bien quelque chose…

Il se tait pour reprendre souffle et j’en profite pour mander le garçon.

— Monsieur désire ? s’inquiète le loufiat en veste blanche et nœud papillon noir.

— Un grand rouge, exprime Bérurier, avec une tartine de fromage fort ; du qui pue bien !

Se tournant vers moi il murmure :

— L’avion, ça me creuse. A bord ils m’ont servi du thé, tu te rends compte !

Le garçon est sidéré. Il raconte que le vin rouge est inconnu en ces lieux ultra-sélect et que…

Naturellement, Messire la Gonfle se fiche en rogne, décrète que la Pinède est une boîte à la noix, un endroit pour jeune homme pubère et que s’il était quelque chose au gouvernement, lui, Béru, il rendrait le vin rouge obligatoire comme l’école laïque !

Je sers d’interprète et lui commande une demi-Pommery en lui suggérant qu’un coup de champ’ bien glacé l’hydratera dans de meilleures conditions.

Les accords sont ratifiés, puis signés en quatre exemplaires.

Le Gros, satisfait, se détend et son fauteuil se met à geindre comme une Caravelle par gros temps.

— Alors, demande-t-il, qu’est-ce qui se passe ?

Je me mets à lui résumer la situation. Il écoute en remuant son feutre au bout de sa terrine. Quand j’ai terminé, il écluse d’un seul trait la moitié de son biberon à ressort.

— Pourquoi que tu m’as commandé qu’une demie ? se lamente-t-il.

— Parce que je pense à mon budget ! Tu as mes renseignements ?

— Ça vient, dit-il.

Il se fouille et je le vois extraire de ses vagues un portefeuille qui ressemble à un cataplasme de farine de lin hors d’usage. Il ouvre cette chose informe. A l’intérieur il y a quatre-vingts centimètres de papier hygiénique recouvert de son écriture d’intellectuel.

— Je te prends la gonzesse en première bourre, dit-il. A propos, je viens de voyager avec elle dans l’avion…

— Mme Bitakis ?

— Oui.

— Quelle attitude avait-elle ?

— Des cocards commako ! fait-il en plaçant ses deux poings devant ses yeux de ruminant. Elle avait chialé son armateur, je te le promets.

— Bon, épluche son emploi du temps…

— Gi ! Arrivée à Paname hier par le Mistral… Descendue au George V.

Il déroule son papier hygiénique comme le mécanisme d’un limonaire dévide une bande perforée. Il récite de sa belle voix de baryton enrhumé :

— Est allée en consultation chez le docteur Foideveau. En est ressortie sur les choses de cinq heures. Est allée chez Dior. En est ressortie sur les machines de six heures ! Est rentrée à son hôtel. En est ressortie sur les trucs de huit heures. A bouffé chez Gradubide. Ensuite est allée au théâtre pour voir jouer « Prends deux bananes on mangera l’autre », par la Compagnie Cotécour-Paslarampe. Est rentrée à son hôtel dans les autours de minuit et demi. A été éveillée par le téléphone sur les affaires de sept heures. A demandé une place dans l’avion pour Nice. Est restée dans sa piaule jusqu’à l’heure du départ…

Le Gros s’arrête, vide sa boutanche et supplie :

— Fais-en ramener une autre, San-A. Tu voudrais pas que je boive la flotte du seau à glace ?

Son faf à train déroulé serpente aimablement sur la table.

— Vendu ? demande-t-il.

— Ça va, c’est enregistré.

— Alors, passons au deuxio !

Cette fois, il tire du portefeuille disloqué, non plus du papier hygiénique, mais une nappe de restaurant. Ce n’est pas la première nappe venue, croyez-le bien. Il s’agit de celle qui a subi son dernier déjeuner. On dirait un tableau abstrait. Et pourtant, il l’a peinte avec du concret : vin rouge, sauce tartare, sauce tomate et crème caramel ! Entre les taches, ses notes zigzaguent.

— Amédée Gueulasse, annonce l’Enflure, comme s’il s’agissait du titre d’un poème épique. Né à Joinville-le-Pont le 5 février 1912.

— Moule avec son curriculum, je veux pas écrire sa biographie pour le Larousse !

— Faudrait savoir ce que t’appelles des renseignements ! proteste le Mahousse.

Il gratte un brin de persil qui masquait un mot et continue sa lecture.

— Groom d’hôtel jusqu’à seize ans… Entre ensuite au Conservatoire. En sort avec un premier prix de panier.

— Un prix de panier ? m’étonné-je.

Le Gros se penche sur sa nappe.

— Excuse, y avait du ris de veau à cet endroit. C’est pas panier, c’est piano… Musicien dans différents orchestres de brasserie. Achète un bar, rue Fontaine… Tue un malfrat qui voulait le racketter. Tire six mois de prévention, est condamné à deux mois… Part en Argentine à Bonno-Zérès.

— Où ça ?

— Bonno-Zérès !

— Tu veux dire Buenos Aires !

— Mille excuses, dit-il, pincé, je cause pas l’anglais !

Et de poursuivre :

— A vivu là-bas.

— Il a quoi fait ?

— Vivu ! Du verbe vivre ! grogne la Gonfle. Si tu m’interromps tout le temps, comment veux-tu que je termine ? T’avais qu’à apprendre la grammaire ! Donc, a vivu à Bonno-Zérès pendant huit ans comme musicien d’orchestre. Il est tombé malade du foie, est rentré en France, sa convalescence terminée, à bord du Grosso-Modo. A débarqué à Bordeaux voici un an. Est allé vivre quelques mois en Savoie chez sa mère qui tient une épicerie. Et puis a décidé de reprendre son ancien métier, est descendu sur la Côte où ce qu’il s’est fait inscrire dans une agence de plasma spécialisée…

— C’est tout ?

Il froisse la nappe et, noblement, la jette à terre.

— Si ça te suffit pas, je peux te chanter quelque chose… Dis donc, tu connais la nouvelle ?

— Non ?

— Pinaud s’est acheté un scoutère ! A son âge, les deux-roues c’est téméraire, tu trouves pas ? Il a déjà écrasé un chien et l’arrière d’une deux-chevaux !

L’orchestre vient de reprendre tandis que les buveurs de thé se tassent la biscotte en suant un cha-cha-cha.

— Quel est le programme ? s’inquiète le Gros.

Je viens justement de le décider in extremis, comme disent les latins.

— Tu avais envie de chanter, Gros ?

— Pourquoi ?

— Parce que tu vas faire chanter les autres…

— Fais-moi un dessin, je suis bouché cet aprême !

— Tout à l’heure ; pour l’instant j’ai un petit boulot à exécuter.

Je sors de ma poche un minuscule appareil photographique qui m’est très utile quand je tiens à prendre des clichés sans attirer l’attention.

DEUXIÈME PARTIE

EN AVANT LA MUSIQUE

CHAPITRE VII

AUX GRANDS MOTS LES GRANDS REMÈDES

— Tu fais de la photo d’amateur ? gouaille Béru.

— T’occupe pas !

Je me paie un instantané de l’orchestre. Je redouble la photo par mesure de sécurité et je murmure au Gros :