Intéressé, le Gravos étudie le cliché.
— Donc, répète-t-il, le meurtrier c’est, ou Alonzo, ou un de ces cinq mecs ?
— Le pianiste excepté, puisque celui qui figure sur la photo est le remplaçant de Gueulasse.
— Eh ben alors ! tonne Béru, le baryton des pauvres, tu te noies dans un verre de flotte, eh, truffe ! Pisqu’Alonzo a été zigouillé, et pisque, à part sa pomme, c’est un de ces quatre tordus qui a pu se faire Médée, faut chercher parmi eux…
J’opine, une fois de plus, car opiner soulage.
— Si l’Espago a dit vrai, il a déposé le plateau de boissons sur l’estrade.
Je désigne du doigt le point précis où Alonzo a glissé les verres ce matin.
— Tu veux que je te dise ? fait le Gravos.
— Oui ? appréhendé-je.
— Pour moi, c’est le flûtiste qui a manigancé le coup. Il a une bouille qui me choque !
— S’il voyait la tienne, il serait épouvanté, Béru. Ne jamais se fier aux apparences, tu connais ?
— Ouais, on m’a déjà sorti cette enseigne !
Il demande :
— T’as deux clichetons… Je peux en garder un ?
— Bien sûr. Et même je vais te charger d’un ouvrage délicat.
— La broderie, c’est mon genre, rigole le puissant cornichon en se mouchant dans ses doigts.
Il s’essuie après son pantalon et ajoute :
— Je vois déjà où que tu veux en venir, San-Antonio !
— Tu crois ?
— Ton idée, c’est que je m’occupe des musiciens. C’est pour ça que t’t’à l’heure tu m’as dit que je devrai faire chanter les autres.
— T’es malin, Béru !
— Merci, je suis au courant ! Et je vais t’esprimer le fin fond de ta pensée. Tu te dis que je dois prendre les quatre mectons séparément et leur dire à chacun que je l’ai vu verser le poison. Çui qui acceptera de me carmer de l’artiche, ou de m’en promettre pour prix de mon silence, sera le coupable ?
— Dix sur dix !
— Ça me plaît, affirme l’Enflure. Boulot tout en scatologie, j’en suis…
Psychologie, rectifié-je.
Si tu veux, je suis pas sectaire. Bon, on va becter maintenant ?
— Impossible, je suis attendu.
— Et ça te dérangerait de m’emmener ?
— Oui.
— Pourquoi, tu vas dans le grand monde ?
— Non, dans le demi… Et ça risque d’être long. Mets-toi au turbin sans tarder, tu sais où trouver les musiciens ? Du doigté, hein ?
— T’en fais pas, rassure Bérurier, j’en ai tellement qu’un de ces jours je vais me mettre à étudier le piano, moi z’aussi !
CHAPITRE VIII
FACE À LA MER QU’ON VOIT DANSER…
A la casba de Julia, on me répond que mademoiselle est sortie et on me demande si je suis le commissaire San-Antonio, car elle a laissé un message à ce nom réputé.
Je me consulte, décide que jusqu’à dorénavant je suis bel et bien le San-Antonio en question et réponds par l’affirmative à l’aimable bigleuse.
J’ai droit alors à une enveloppe parfumée au Jasmin (25–84) sur laquelle Julia Delange a écrit d’une écriture plus souple que Serge Lifar :
Repassez à dix heures. Je vous expliquerai. Baisers.
C’est moi qui suis repassé, car je comptais bien m’offrir un charmant tête-à-tête dans une taule sélect avec ma pouliche.
Enfin, ça n’est que partie remise.
Je décide de m’aérer les éponges sur la plage.
Rien de tel que la brise marine pour clarifier les idées.
Je roule le long du littoral. C’est l’accalmie car les bronzés sont à la jaffe. Je glisse mollement jusqu’à Golfe-Juan. De toute part, on entend de la musique et des rires. Je pense, par opposition, à l’igloo des Bitakis avec ses allongés de luxe et les larmes plus ou moins de crocodile dont on les arrose.
Ailleurs, dans le dépôt mortuaire de Juan-les-Pins, reposent deux autres cadavres. A part ça, tout va bien ; les vacances battent tellement leur plein qu’il gueule de tous les côtés. La vie continue. Mme Bouftafigue raconte à ses voisins l’effarante histoire qui lui est survenue dans sa soixante-douzième année. M. Alfred vend à des gens qui s’ennuient des bouteilles de rouille. Bérurier essaie de jouer les sagaces. Pistouflet oublie sa faiblesse en enguirlandant ses subordonnés et moi, pauvre de moi, humble et pensif San-Antonio, j’arrête ma calèche au bord de la plage parce que c’est à cet endroit que tout a commencé. En effet, si je n’avais pas avisé la trop superbe Julia, jamais je ne serais allé à la Pinède brûlée et jamais je ne me serais intéressé à la vie édifiante et à la mort troublante du vénérable Bitakis, prince des lapins bleus et empereur de la marine marchande ; l’homme dont le compte bancaire doit jauger dans les cinquante milliards !
Et si votre cher petit commissaire adoré ne s’était pas trouvé dans le sable doré, en ce moment, au lieu de se cailler le sang et d’égrener son latin sous les lauriers-roses, il serait peut-être avec une gentille nana pas compliquée, à lui expliquer les lois de la gravitation.
Voilà à quoi je gamberge, mes bons amis, d’où une sorte d’espèce d’amertume sous-jacente, polyvalente, fluorescente et antimagnétique.
Bien qu’en tenue de ville, je descends le bref escalier conduisant à la plage. Plus personne, et le bar est fermé. Je m’assieds dans un fauteuil en rotin, face à cette étendue d’eau salée qui a nom Méditerranée. Le soleil coule sur la flotte des reflets indigos. La mer est d’un vert très intense. Le soir descend, en pyjama bleu nuit. Sous mon parasol, je savoure cet instant de solitude relative. Des flonflons de musique me parviennent par brèves bourrasques sonores. Le long de la côte, des lumières s’allument, composant une guirlande lumineuse qui va de Marseille à l’Italie.
Je suis bien. Bonne idée que t’as eue, San-Antonio, de choisir cet endroit pour attendre dix plombes.
Par moments, l’homme a besoin de faire comme la tomate, c’est-à-dire de se concentrer (si vous trouvez ce calembour mauvais, c’est que vous êtes moins idiots que je ne le pensais).
Je passe une heure merveilleuse. Le sourd grondement de la mer finit par constituer les pulsations de mon esprit. La nuit vient, majestueuse… Des vaguelettes frisent sur le sable mouillé. Vous le voyez, les potes, en pleine poésie qu’il est, votre San-Antonio. Avant qu’il soit revenu de sa stupeur on lui aura cloqué le Goncourt et ce sera bien fait pour ses pieds. Après, bande de sans-cœur, vous direz qu’il n’avait qu’à écrire comme tout le monde, c’est-à-dire en style télégraphique. Voyez les Amerlocks for exemple. Quand ils sont d’accord avec les Popofs, ils titrent simplement sur leur baveux « K : O.K. ! » et tout le monde pige, même ceux qui ne connaissent rien à l’algèbre. On va vers une simplification extrême du langage. Bientôt, ceux qui emploieront des verbes auront besoin d’adjoindre une bande dessinée à leurs textes pour se faire comprendre et les téméraires qui useront d’adjectifs seront mis à l’index.
J’en suis là de ces considérations lorsque je perçois le bruit feutré que produit un pas sur du sable. Je me retourne et, à travers les franges de mon parasol, j’aperçois une ombre qui longe les cabines de bain. Tout d’abord et pour commencer, je n’y attache pas d’importance. Je me dis qu’il s’agit d’un baigneur qui a oublié là le tiroir de son slip Kangourou et qui vient le récupérer.