Ce qui me surprend, c’est qu’il était avec des femmes, mais pas avec la harceleuse de mérous. Je m’en ouvre à l’aficionado de Tintin.
— Turellement, dit icelui ; l’était avec sa bourgeoise. Vous n’avez pas vu une vioque avec une armature en or et un menton à étages ?
— Si fait !
— Eh ben, c’est la mère Bitakis. Y avait pas une jeune fille un peu rassise avec eux ?
— Il me semble…
— Une locdue avec les yeux qui se croisent les bras ?
— Oui.
— Leur fille ! Beau produit, hein. Il réussit mieux ses bateaux, le Grec. Quand on pense que cette tarderie va hériter d’un paquet de flouze gros comme le Mont-Blanc !
— Elle doit avoir des armateurs ? plaisanté-je avec ce sens de l’humour que vous me connaissez bien et auquel je ne me suis pas encore habitué.
— Tu parles, Charles, rétorque le loufiat qui devient familier. Seulement, elle a aussi des miroirs. Quand elle zieute sa frite sinistrée, elle se dit que les jules peuvent pas être sincères et m’est avis qu’elle a raison.
Il rêvasse un instant. Peut-être qu’il pense à ce qu’il ferait s’il devenait le gendre de Bitakis ? Enfin, le gendre, c’est manière de parler, car il lui serait plus aisé de devenir sa bru.
— Pour en revenir à la pin-up, le vieux ne la sort pas ?
— Because madame ! Il la voit tous les après-midi pendant que sa bonne femme fait la sieste…
— On se demande ce qu’il peut lui faire !
— Des chèques, assure le barman qui connaît la vie…
— Et elle s’appelle comment, la déesse ?
— Julia Delange ! Elle faisait un peu de ciné quand il l’a connue.
— Des bouts d’essai ?
— Probable ! Il lui en a fait faire un pour son compte et ç’a été concluant. Y a des mômes qu’ont de la veine, non ?
J’évoque le châssis de l’intéressée.
— Elle a tout ce qu’il faut pour se porter bonheur, assuré-je. Verse-moi un scotch, fils.
Moi, vous me connaissez ? Quand j’ai une idée dans la mansarde, je ne l’ai pas autre part. Cette fille m’a court-circuité le bulbe. L’indifférence dont elle a fait montre, comme dit mon ami l’horloger du coin, n’a fait qu’accroître mon désir de la mieux connaître. Je douille mon whisky et je prends le chemin de la haute mer (au fond et à droite).
Les pectoraux en bandoulière, la démarche assurée par la Lloyd, je marche sur le sable brûlant dont les paillettes scintillent. Mon regard de faucon inspecte l’eau azuréenne. Je ne tarde pas à repérer Julia, grâce à son maillot rouge. Elle gît sur un radeau, à quelques encablures, les bras en croix. Je ne fais ni une ni deux, ni trois ni quatre : je saute dans la tisane et je produis mon crawl à côté duquel celui de Mosconi ressemble aux exercices de rééducation d’un hémiplégique.
En moins de temps qu’il n’en faut à une fusée américaine pour foirer, j’accoste au radeau qui danse sur les vagues. Je me hisse sur le rectangle flottant. La môme qui gisait à plat ventre fait un effort pour tourner la tête. Elle me reconnaît et me dédie une moue décourageante.
— Encore vous ! soupire-t-elle.
— Je vous importune ?
— Tant que vous ne parlerez pas, ça pourra aller.
— Vous observez la semaine du silence ?
Elle soupire en guise de réponse et reprend sa position initiale. Je n’insiste pas et je me rattrape en matant son académie. Elle vaut celle du quai Conti, croyez-moi ! Il ne doit pas s’ennuyer, Bitakis, avec un joujou pareil ! Cette fille a une peau merveilleuse, des formes comme on n’en fait plus depuis la Renaissance et une sensualité qui flanquerait de la virilité à un buste de Voltaire.
Au bout de dix minutes, j’ai passé en revue toutes les combinaisons qu’offrirait un tête-à-tête prolongé entre quatre murs avec Julia. J’en ai dénombré trois cent quatre-vingt-quatre, ce qui me paraît peu. Je dois en oublier. Je m’apprête à collationner lorsque ma voisine de radeau tourne vers moi son beau visage éclaboussé de soleil.
— Vous pensez rester ici longtemps ? demande-t-elle.
— Ça dépendra de vous !
— Parce que vous comptez me suivre ?
— Pas vous suivre : vous accompagner. Nuance !
— Pour commencer, vous allez déguerpir d’ici !
— Ce radeau vous appartient ?
— Parfaitement !
J’éclate de rire.
— Qu’est-ce qui vous amuse ? demande-t-elle, pas aimable.
— Dites, votre armateur a deux cents barlus qui sillonnent les océans et tout ce qu’il trouve à vous offrir, c’est un radeau ! Il s’appelle Bitakis ou bien Bombard, votre jules !
Elle a un instant de stupeur, et puis sa réponse arrive sous la forme d’une beigne en pleine poire. Pas manchote, la demoiselle. Je ramasse le gnon en plein pif et voilà que je me mets à saigner comme un brave goret. Avouez que ça fait balèze ! Se faire esquinter le profil par une femme !
La colère me prend. J’empoigne le bras de la sirène et me mets à lui débiter ma façon de penser à bout portant.
— Ecoute, môme. Tu as des manières qui me plaisent pas. Si tu te crois avec ton vieillard, tu te goures. Peut-être que tu lui donnes le martinet, au Grec, et que ça l’amuse… Personnellement je n’y vois pas d’inconvénient, seulement les petites impulsives dans ton genre, moi je les calme à ma façon.
Ses yeux distillent des éclairs. Et ils ne sont pas au chocolat !
— Et qu’est-ce que vous leur faites ? articule-t-elle sans cesser de me fixer.
— Ça, dis-je…
Je lui cloue les épaules contre les planches du radeau et je colle ma bouche poisseuse de sang sur ses lèvres. Au début elle rue comme une jument dans une ruche, puis elle finit par trouver le traitement à son goût. Je sais pas si vous avez jamais roulé une galoche à une dame en ayant le pif bouché, moi je peux vous dire que ça pose un problème du point de vue respiratoire.
Je tiens trente secondes, mais, vaincu par l’asphyxie, je refais surface. La môme semble toute rêveuse.
Elle a la figure pleine de mon sang.
— On devrait fait un petit plongeon, histoire de se débarbouiller, conseillé-je.
Pour donner l’exemple, je saute à l’eau. Elle ne tarde pas à me rejoindre. Quelques brasses de conserve, ensuite de quoi nous rallions le radeau.
— Vous embrassez bien, fait-elle seulement.
— Ce serait malheureux, dis-je, je suis recordman du monde du baiser, toutes catégories. J’ai eu une médaille d’or aux derniers Jeux Olympiques.
Elle me regarde en souriant. On dirait qu’elle s’humanise un chouïa ; comme quoi, les bergères, faut pas avoir peur de les violenter un brin quand elles font leur tronche de mule.
— Vous me pardonnez pour tout à l’heure ?
— Je n’ai pas de rancune…
— Vous me connaissiez ?
— Quand on est la maîtresse d’un type considérable, tout le monde vous connaît.
— Vous êtes sans gêne.
— Parce que je ne suis pas hypocrite ?
Elle hausse ses belles épaules dénudées.
— Quand je dis « sans gêne » je pense mufle.
— Ça vous déplaît ?
— Pas tellement.
— Alors on déjeune ensemble ?
La voilà qui devient pensive. Je vous parie la même chose contre ce que vous voudrez qu’elle doit être surveillée par son batelier, Julia. Il paie catch (comme dit Béru), mais il exige l’exclusivité.