Il ouvre ses vasistas comme pour voir passer le défilé du 14 Juillet.
— Tiens ! M. le commissaire… En chasse ?
— Tout juste !
— Et… ça rend ?
— Ça commence…
— Vous avez du nouveau au sujet de la mort de Gueulasse ?
— Peut-être…
Je lui souris comme celle de l’abbé Jouvence.
— Vous aimeriez que je vous raconte ça, vieux ?
Un peu surpris, il murmure :
— Mais oui.
— Alors montez, j’adore bavarder en conduisant au clair de lune.
De plus en plus éberlué, le gratteur de boyaux de chat obtempère. Je démarre et rejoins le bord de la mer. La lune est en plein boum. A croire que les Popofs viennent de la frotter à la peau de chamois. La mer scintille à l’infini.
— C’est beau, hein ? fais-je en découvrant l’horizon d’un geste aussi auguste que celui du semeur.
— Ouais, convient le contrebassiste mal à l’aise.
— Si on respirait la brise nocturne ? C’est sain pour les soufflets.
Je descends de bagnole et il me rejoint sur le littoral.
— Dites donc, bonhomme, murmuré-je, suave, vous ne m’aviez pas dit que vous connaissiez Gueulasse avant son arrivée ici ?
Il tourne vers moi un visage crispé.
— Vous ne me l’avez pas demandé !
— Donc, vous reconnaissez ?
— Pourquoi ne le reconnaîtrais-je pas ? Il y a du mal à ça ?
Après tout, il a raison, le collègue. Y a pas de mal.
— Vous l’avez connu comment ?
— A Marseille, dans une agence de placement pour musiciens. Je venais de trouver un engagement ; lui en cherchait un et paraissait déprimé.
Ça corrobore bien les dires de Bancaut. Je suis perplexe.
— Vous êtes sûr de ne pas avoir trempé dans le meurtre ?
— Dites donc, s’insurge-t-il, qui vous permet de…
Et le voilà qui, soudain, se fiche en rogne. Ça m’a l’air d’un drôle de petit sanguin dans son genre.
— C’est pas parce que vous êtes flic que vous m’intimidez. Je suis honnête ; j’ai mon casier aussi blanc que le vôtre…
Je lui cramponne une aile.
— Te fais pas sauter le porte-parapluies, gars ! Tout ce que je remarque, moi, c’est que tu connaissais Gueulasse. Que tu te trouvais à côté du piano lorsqu’il a gobé son extrait de naissance et que tu as eu la possibilité de le fader au cyanure. Voilà pourquoi je m’intéresse à ton cas…
— Je proteste.
— C’est ça, proteste… Mais laisse-moi compléter mon exposé. Gueulasse, le soir de sa mort, m’a reconnu dans l’assistance. Il m’a adressé un message, tu n’as pas pu ne pas t’en rendre compte ?
En effet, je l’ai vu écrire quelque chose sur la page d’un carnet et remettre le feuillet à Alonzo.
— Tu n’as pas demandé à Gueulasse ce qu’il faisait ?
Sa moustache blonde frémit.
— J’en avais rien à foutre. Si j’avais su que quelques minutes plus tard il allait s’écrouler, probable que j’aurais surveillé ses agissements, mais là…
Très pertinent, ce qu’il bannit, le moustachu.
— Gueulasse avait un secret à me confier, rêvé-je tout haut. Et quelqu’un a su qu’il allait me le confier… Ce quelqu’un l’a tué ! Le crime a été décidé et accompli en quelques minutes. Là est la clé du mystère.
Je repense à Alonzo Gogueno. Ne l’ai-je pas blanchi un peu trop vite ? Il serait l’assassin idéal : c’est lui qui a véhiculé le message et le verre fatal ! Peut-être a-t-il agi pour le compte de quelqu’un ; d’un quelqu’un qui, par la suite, en le supprimant, a voulu lui faire porter le chapeau tout seul ?
Le contrebassiste me regarde sans crainte. Il a sa conscience pour lui, ou alors un culot phénoménal.
— Je comprends, dit-il ; j’ai beaucoup pensé à tout cela, moi aussi.
— Gueulasse fréquentait quelqu’un de la Pinède en particulier ?
Il réfléchit.
— Non, franchement, je crois que j’étais son meilleur copain.
— Quelles étaient ses ambitions ?
— A lui ?
Il hausse les épaules.
— Il n’avait plus beaucoup de ressort. Quelque chose s’était brisé en lui depuis longtemps… Il se droguait, d’ailleurs…
Je bondis.
— Tu es sûr ?
— Oh ! il n’en faisait pas mystère. Combien de fois je l’ai vu se bourrer le pif devant moi.
— Où s’approvisionnait-il ?
— Je ne sais pas.
Il a l’air aussi franco qu’un marchand de fourrures.
— Si tu ne parles pas, il va t’arriver des turbins regrettables.
— Je n’ai rien à me reprocher.
— Ben justement, tu te reprocheras de ne pas avoir parlé à ton petit copain le commissaire au moment où il fallait.
— Je crois, fait le contrebassiste-à-cordes ; je crois, mais c’est sous toutes réserves, que c’est Finfin Dubois qui lui procurait de la chnouf…
Ce nom nouveau lancé sur mon échiquier me fait joindre les sourcils.
— Inconnu au bataillon.
— Le flûtiste !
Je souris. Nouvelle ironie du sort. J’entreprends la contrebasse et c’est à la flûte qu’il fallait en jouer un air.
— Il renifle, l’homme aux petits trous ?
— Oui…
— Tu penses qu’il ferait un coupable convenable ?
— M’étonnerait ; c’est un doux.
— Justement : ce sont les doux qui empoisonnent. Où habite-t-il ?
— Sa mère a une petite villa qu’elle lui laisse lorsqu’il fait des saisons sur la Côte.
— Tu sais où elle se trouve ?
— Oui, j’ai déjeuné chez lui.
Il paraît salement emmouscaillé, maintenant qu’il s’est laissé glisser. Il regrette d’avoir une langue et de savoir s’en servir.
— Allons lui souhaiter une bonne nuit, décidé-je.
— Mais…, bêle le blond moustachu…
— Mais quoi ?
— Qu’est-ce qu’il va penser !
— Justement, nous le lui demanderons…
Ça n’est pas à proprement parler une villa, mais plutôt un minuscule cabanon niché dans un maigre lotissement où végètent quelques buissons de lentisques.
De la lumière brille à la fenêtre. L’auto scintille sous un appentis attenant à la construction.
— En tout cas, fais-je, nous sommes sûrs de ne pas le réveiller, c’est toujours ça…
Je m’avance à la lourde et je fais toc-toc.
Personne ne répond. Je tabasse fortement sans résultat.
— Il est peut-être allé chez un voisin ? suggère le contrebassiste.
— C’est pas l’heure des visites, gouaillé-je en tournant le loquet de la lourde.
Le panneau s’ouvre sans opposer de résistance et nous entrons dans un petit living style préfabriqué.
Mon compagnon pousse un grand cri. Moi qui ai, comme Charles Quint, plus d’empire sur moi-même, je me contente de sortir un canif de ma poche et de grimper sur une chaise pour couper la corde avec laquelle Dubois s’est pendu.
Il a décroché la suspension et l’a remplacée au pied levé. Il tournique doucement, les pinceaux en flèche à quelques centimètres du plancher.
Je scie la corde avec mon maigre coutelet.
— Tiens-le ! crié-je au contrebassiste.
Il a l’habitude de manœuvrer de gros instruments et il ceinture la carcasse de son collègue. La corde se rompt enfin. Floc ! M. Du Pipeau choit. Son pote le soutient et nous l’étendons sur un canapé opportun (les plus confortables !)
— C’est épouvantable, larmoie le moustachu.
Au lieu de renchérir, je pratique la respiration artificielle. Mais je ne tarde pas à comprendre que mes efforts sont vains et que j’aurais plus de chance à ranimer la statue équestre de Louis XVI que ce musicien. Il est mort. De peu, mais quand on l’est, c’est pour un bout de temps, tout le monde vous le dira.