Et elle rit quand on l’apaise. Je me dis qu’un jour, si j’ai une heure creuse, faudra que je lui raconte l’histoire de l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’os. Ça pourra lui être utile. Vous le savez, because je l’ai toujours avoué très ouvertement, les amours ancillaires, je suis foncièrement pour.
Elles mettent du liant dans les relations entre employés et employeurs. C’est une manifestation au premier degré de la démocratie. Tenez, la démocratie commence par là. « Moi, comme dit Pinaud, si j’étais quelque chose au gouvernement, je promulguerais une loi enjoignant à tout patron de se farcir son personnel. » Je suis prêt à vous parier une action de grâces contre une action cotée en Bourse qu’on mettrait de la sorte fin aux grèves et à toutes les revendications sociales qui perturbent la vie de la nation. La question des augmentations serait débattue dans les alcôves et non dans les syndicats.
— Monsieur n’a plus besoin de rien ?
Je file un coup de périscope sur sa croupe avenante. Tiens, il faudra que je me paie un tiercé un de ces quatre !
— Pas pour l’instant, mon trésor.
Elle se casse.
Sur le plateau, outre la tortore et le journal il y a une lettre. Un message plus exactement. Point n’est besoin de le lire pour comprendre qu’il émane du prestigieux Bérurier, car il a été rédigé sur du papier hygiénique.
J’en prends connaissance.
Je suis été me baigner. Si t’as besoin de moi, tu me trouveras à la plage.
Le Gros aux bains de mer ! Faut absolument que je voie ça. Du coup mon lit ne me dit plus rien. J’avale mon caoua, je prends une douche, je me passe un coup de Sunbeam, et en route !
Il est encore tôt, mais les estivants commencent à arriver pour se faire dorer la pastille. Vêtu d’un short blanc, d’un maillot blanc et d’un slip blanc, je parcours la bande de sable devant la bande de tordus pantelants qui montrent leurs bas morceaux au soleil.
Et tout à coup la terre s’arrête de tourner dans le bon sens, le soleil se fige, la mer se tait, les gens retiennent leur souffle. Il vient de se produire un événement capital dans l’histoire de l’humanité : Bérurier vient de sortir de l’eau.
Je comprends, au premier regard, que le maillot de bain qu’il arbore ait été vendu en solde. Il s’agit en effet d’une chose assez surprenante. Imaginez un truc en forme de sac blanc percé qui lui monte très nettement au-dessus de l’estomac. C’est blanc et décoré de motifs qui représentent des yeux grands ouverts. Ces regards inquisiteurs qui lui constellent le bide sont braqués sur la foule. Ils bougent car la bedaine du Gros est agitée de spasmes.
Béru a d’énormes cuisses plus velues qu’un bouvier des Flandres. Ses pieds sont tapissés de cors et la crasse qui emboîte le talon est inattaquable par l’eau de mer.
Sa poitrine altière, sillonnée de cicatrices, ruisselle. Il ne s’est pas encore rasé et, tenez-vous bien, le Gros, pour faire trempette, a conservé son chapeau. On a l’impression de se trouver face à face avec un monstre antédiluvien pondu par la mer.
Il me fait un grand signe dont je rougis. Il faut un grand courage pour accepter d’être l’ami d’une chose aussi fabuleuse lorsque huit cents personnes vous regardent.
— Ah ! tu m’as trouvé, jubile le sac à graisse.
— Avec cet accoutrement, c’était pas duraille, grogné-je.
— Comment que tu trouves mon caleçon de bain ? Original, non ?
— C’est celui de Caïn que t’as eu au rabais.
— Pourquoi de Caïn ?
— A cause des yeux. Tu l’as eu en prime chez les Frères Lissac, reconnais ?
— Charrie pas.
— Et tu te baignes avec ton bada ?
— Permets : je me baigne seulement jusqu’à la poitrine, vu que j’ai peur d’avaler de l’eau. Surtout de l’eau salée. La dernière fois que j’ai bu de la flotte, c’était en 44, et encore, pour prendre de l’aspirine…
— Bon, va te changer avant qu’il y ait une émeute sur la plage.
— Pourquoi une émeute ?
— Tu ne t’aperçois pas qu’on te regarde, non ? Depuis l’Exposition de Paris en 1900 ils n’ont rien vu de plus étonnant.
Le Gros déclare alors à haute et trop intelligible voix qu’il se fout de ses contemporains, qu’il leur passe sur le visage un fond de teint de sa composition, que si ça lui chante de se balader dans Juan avec son maillot il s’y baladera, parce qu’on est en république et qu’il a sa carte d’électeur.
Je finis par le calmer et par lui faire prendre le chemin des cabines.
Tandis qu’il s’énuclée l’abdomen, je m’installe sous un parasol afin de ligoter le baveux que j’ai apporté.
L’affaire Bitakis est à la une, à la deux, et ricoche jusqu’à la huit. Evidemment, c’est un événement important. Une vache aubaine pour les videurs de stylos en cette période vacancière.
Je me tape l’article comme si j’avais à l’apprendre par cœur. Chez moi, c’est une méthode. Souvent, en considérant les affaires par l’optique du plumitif, on découvre des détails qui vous ont échappé dans le feu de l’enquête.
J’en suis à la troisième colonne lorsque je prends une nouvelle en pleine poire. De saisissement, j’en chois de mon transat. Le Gros qui se radine, pimpant dans son vieux bénard graisseux et sa chemise peinte représentant un meeting d’aviation, se précipite.
— Qu’est-ce qui t’arrive, gars ? Tu chopes une insoleillation ?
— Lis !
Il prend le canard et ânonne :
— Vasimou remporté le Grand Prix de Deauville !
— Mais non, pas ça… Ici…
Il rectifie le tir.
— … C’est un musicien, Firmin Dubois, qui, se rendant de bonne heure à la pêche, devait trouver le cadavre de la malheureuse Mlle Bitakis sur la plage où la mer impitoyable l’avait rejeté… Le célèbre armateur, prévenu par les soins de M. Dubois…
— Arrête, fais-je, c’est tout l’effet que ça te produit ?
— Tu t’imagines pas que je vais chialer ! rouscaille le Mahousse offensé. D’accord, c’est triste de caner de cette façon et à cet âge, mais…
Il se tait.
— Putain d’Adèle ! mugit-il, réalisant avec un certain retard sur l’horaire l’énormité de ce qu’il vient de lire.
Le baveux lui en choit des pognes. Nous nous contemplons un moment en silence, unis par de communes pensées.
— Allez, Gros, amène-toi…
Il me suit sans protester. Son bain matinal a dû lui calmer les nerfs.
Pistouflet mange un sandwich aux harengs en signant son courrier lorsque nous faisons dans sa Manufacture des passages à tabac une entrée de théâtre, Béru et moi.
— Tiens ! s’exclame-t-il, la bouche pleine mais la main tendue, je m’étonnais de ne pas vous avoir encore vus.
On se masse les phalanges à la ronde.
— Encore cette histoire de flûtiste ! dit le commissaire, ça tourne à l’hécatombe décidément…
— C’est de ce zigoto que je venais vous entretenir, mon bon.
— Je m’en doute !
— Mais vous doutiez-vous que c’est lui qui a découvert le corps d’Edith Bitakis ?
— Lui ?
— Enfin, vous avez interrogé l’homme qui a fait cette macabre trouvaille ?
— Oui, mais je ne me doutais pas qu’il s’agissait du flûtiste de la Pinède… Ah ! misère…
— Et ce matin, en allant procéder aux constatations chez lui…
— J’ai envoyé mon adjoint, je suis débordé. J’ai au courrier une lettre salée du préfet qui demande des précisions sur les deux autres crimes…
Je m’assieds en face de lui et pour lui prouver que je me sens à mon aise dans son antre, je mets mes pieds sur le burlingue.